KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Lord Dunsany : le Livre des merveilles

(the Book of wonder, 1912)

nouvelles fantastiques

chronique par Sébastien Cixous, 1998

par ailleurs :

« Vraiment, Dunsany m'a influencé plus que quiconque — à l'exception de Poe — la richesse de sa langue, son point de vue cosmique, son monde onirique lointain et son sens délicat du fantastique, tout cela me touche plus que n'importe quoi d'autre dans la littérature moderne. Ma première rencontre avec lui — pendant l'automne 1919 — a donné un immense élan à ma façon d'écrire ; peut-être le plus grand que j'aie jamais connu… » C'est en ces termes élogieux que H.P. Lovecraft(1) évoquait dans l'une de ses lettres Lord Edward John Moreton Drax Plunkett, dix-huitième baron Dunsany. On comprend dès lors mieux pourquoi la réédition(2) de ce mythique recueil, traduit [en 1924] chez Eugène Figuière, constitue un événement pour les amateurs de fantastique et de légendaire. Il faut évidement préciser que très peu d'œuvres de Dunsany ont été publiées en français. Outre l'ouvrage mentionné ci-dessus, on ne peut guère citer que deux romans : Vent du nord en 1944 aux éditions du Rhône à Genève et la Fille du roi des elfes en 1975 en "Présence du futur" ; un recueil, Encore un whisky, monsieur Jorkens ?, en 1985 chez NéO ; plus quelques nouvelles et une pièce de théâtre éparpillées dans des revues ou des anthologies.

Les histoires rapportées dans le Livre des merveilles conduisent le lecteur dans les Terræ incognitæ, quel que soit le nom qu'on leur donne (“Pays de la Fiction”, “Territoires situés au bord du monde”…). Celles-ci ne sont du reste pas très éloignées de la Terra cognita, puisque Dunsany relate de très nombreuses interpénétrations entre les deux mondes. Ses récits apparaissent d'emblée comme les héritiers des contes féeriques du Moyen-Âge. À la différence près qu'ici l'amour n'est pas souvent le moteur du récit. L'auteur privilégie l'aventure et s'interroge amèrement sur la manière de trouver grâce aux yeux d'une souveraine ("la Prise de Bombasharna", "la Quête des larmes de la reine"). Ses personnages, étouffés par la routine et le carcan de la bienséance britannique, perçoivent l'irruption du merveilleux dans le quotidien comme une bouffée d'air pur, et vivent leurs escapades au Pays des fées à la manière d'une revanche sociale.

Bien sûr, on ne brave pas impunément les forces invisibles, ses héros — peut-être vaudrait-il mieux employer le terme “antihéros” — l'apprennent à leurs dépens. C'est par exemple le cas de Slith, qui préfère se jeter par-dessus le bord du monde plutôt que d'avoir à affronter la terrible puissance dont il a provoqué le courroux, ou celui du narrateur de "la Maison de la Sphynge", confronté à une horreur sans nom : « Alors, on entendit des cris, d'abord très loin, puis plus près et quelque chose se rapprocha de nous en riant d'un rire hideux. Je m'élançai vivement sur la porte ; mais mon doigt s'enfonça dans le bois pourri : nous n'avions pas une seule chance de pouvoir la tenir fermée. Je n'eus pas le loisir d'observer leur effroi : je pensais tout à coup à la porte de derrière ; car n'importe quoi, même la forêt, devait être préférable à ceci. Seule la Sphynge demeurait d'un calme absolu : sa conviction était faite, elle était sûre de son destin, de sorte qu'aucun fait nouveau ne pouvait la troubler. » (p. 21-22). On mesure sans peine, à la lumière de ce passage, les traces indélébiles laissées chez Lovecraft par lecture de ce recueil.(3)

Les lecteurs affamés de terreur feront pourtant maigre pitance avec le Livre des merveilles, dont la majorité des récits baigne dans une apparente naïveté. Seuls quelques détails dissonants permettent, en effet, de les distinguer des productions destinées à la jeunesse. Ce choix narratif ne semble pas aussi innocent qu'il en a l'air. Au moment où Lord Dunsany livre ses contes, la question de l'existence des fées est débattue depuis plusieurs décennies avec un très net avantage pour les esprits cartésiens. La croyance aux phénomènes surnaturels tend à être raillée et le merveilleux devient la bête noire de la société bien-pensante. Une dizaine d'années auparavant, en France, Jean Lorrain écrivait à ce propos : « La science moderne a tué le Fantastique et avec le Fantastique la Poésie, monsieur, qui est aussi la Fantaisie : la dernière fée est bel et bien enterrée et séchée, comme un brin d'herbe rare, entre deux feuillets de Monsieur Balzac ; Michelet a disséqué la Sorcière et, les romans de Monsieur Verne aidant, dans vingt ans d'ici, pas un de vos neveux, pas un, en entendant la Danse des Sylphes, n'aura le petit accès de nostalgie légendaire qui me fait divaguer. ».(4) On se souvient également combien, quelques années plus tard, Arthur Conan Doyle se couvrit de ridicule en faisant publier dans le Strand les photographies des pseudo-fées de Cottingley. Le fait est que Lord Dunsany ne choisit pas le genre littéraire le plus à la mode, et c'est sans doute ce qui explique le peu de reconnaissance qu'il a acquis auprès de ses contemporains.

L'œuvre merveilleuse de Dunsany ne consiste pas en une transposition figée de la féerie médiévale. Son univers s'enrichit d'apports bibliques, homériques, orientaux et oniriques dénotant de très nettes préoccupations esthétiques. Ses contes tantôt (im)moraux, tantôt philosophiques, mettent en relief l'absurdité de la vie, stigmatisant à l'occasion la cupidité, la jalousie, la suffisance et la médiocrité du quotidien. Suivre Dunsany dans les terres inconnues ressemble parfois à un jeu de piste semée de symboles inintelligibles. Sa candeur feinte dissimule un carquois de flèches délicieusement effilées et perverses, qu'il décoche en embuscade, sourire aux lèvres. Aussi, si vous osez vous aventurer au Bord du Monde, souvenez-vous que certaines chutes sont mortelles…

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 29-30, août 1998


  1. Cité par S.T. Joshi en 1982 → Clefs pour Lovecraft (Amiens : Encrage › Cahier d'études lovecraftiennes, nº 2, 1990), p. 28.
  2. Chez Terre de brume avec des notes bibliographiques de Xavier Legrand-Ferronnière.
  3. Il ne s'agit pas d'une supposition : le reclus de Providence fait l'éloge du Livre des merveilles dans son essai Épouvante et surnaturel en littérature ; voir l'édition en "10|18", nº 583, p. 153 et suivantes.
  4. Dans Histoires de masques (Paul Ollendorf, 1900), p. 48.

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