KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Christian Grenier : l'OrdinaTueur

roman policier de Science-Fiction pour la jeunesse, 1997

chronique par Francis Valéry, 1998

par ailleurs :

Il est un courant de la littérature policière de plus en plus prisé par les auteurs français : le polar régionaliste à tendance féministe !

La recette est assez simple. Prenez une enquêtrice aux charmes certains — mais à l'intelligence non moins remarquable — et lâchez-la sur un petit morceau de notre terroir national : voilà pour l'aspect régionaliste de la chose. Sa mission ? Trouver la clé d'un mystère bien tordu, sur lequel ses collègues mâles se sont — si possible — cassé les dents : voilà pour la dimension féministe.

Le produit obtenu fonctionne plutôt bien à la télévision où les femmes flics disputent la vedette aux machos des commissariats de quartier — l'une des meilleures réussites dans ce domaine est la série Marie Gare, où le mystère concerne même le passé de l'héroïne, une enquêtrice des Chemins de Fer.

Le procédé commence à se développer dans la littérature policière — et plus particulièrement dans un créneau connoté Fantastique ou SF. Détail intéressant : le côté régionaliste de ces romans ou séries est souvent mis en avant du fait que les écrivains et leurs éditeurs vivent eux-mêmes en province. Les premiers font de leur environnement quotidien la toile de fond de leurs récits ;(1) les seconds éditent des livres s'adressant en priorité à un lectorat régional. C'est le cas de l'excellente série Mary Lester aux éditions Alain Bargain, signée Jean Failler. L'auteur vit et écrit à Quimper. Son héroïne parcourt donc la Bretagne. L'un des meilleurs romans de la série est la Cité des dogues, un excellent thriller aux ambiances fantastiques dont l'intrigue se passe à Saint-Malo. À peine plus au sud, les éditions Vents et Marais publient la série Meurtres en Vendée dont le héros est un reporter, Loup Gabier — c'est l'auteur cette fois qui est une femme : Régine Pascale. Après avoir visité l'île d'Yeu, Loup Gabier part avec son amie Véronique pour La Tranche-sur-mer, dans Mort à Moricq, afin d'enquêter sur une secte et une mort mystérieuse.

La dimension fantastique, simplement esquissée ou traitée en tant qu'esthétique dans les séries précédentes, fournissait la thématique principale des enquêtes de l'Agence Arkham aux éditions DLM, dans une série sabordée par l'éditeur suite au naufrage du distributeur Distique. Féministe, l'Agence Arkham : au fil des aventures, il apparaît que ce sont les deux personnages féminins — et non le supposé héros, directeur de l'Agence — qui tiennent la vedette. Régionaliste : tous les volumes jouent la carte régionale — il est d'ailleurs à noter que la moitié des titres parus se situent sur un territoire limité, de la Bretagne du sud à l'estuaire de la Gironde, en passant par la Charente-Maritime : à croire que le Fantastique ne concerne en France que le front Atlantique et ses îles. Le meilleur exemple de ce polar fantastico-féministe est le roman de Sylvie Denis : l'Invitée de verre, dans lequel une beurette de choc, Yasmine, enquête sur une série de crimes inexplicables, sur fond d'apparition d'un être invisible dans une usine de bouteilles !

Paru dans l'excellente collection "Cascade Policier", L'OrdinaTueur de Christian Grenier appartient à ce courant.

L'héroïne, l'inspectrice Laure-Gisèle, alias “Logicielle”, est chargée de résoudre une curieuse affaire : six personnes sont mortes devant leur ordinateur, un Omnia 3, une machine sophistiquée dotée d'une véritable intelligence artificielle. Un ordinateur peut-il être un tueur ? Telle est la question posée par l'un des personnages en ouverture de ce roman passionnant, qui relève tout autant de la littérature policière que de la Science-Fiction — genre littéraire considéré, semble-t-il, comme un gros mot par l'éditeur qui paraît en avoir une conception étonnamment restrictive et étriquée. Logicielle est inspectrice en région parisienne. Son point de chute est le commissariat de Saint-Denis. Mais l'enquête la conduit dans le Périgord, plus précisément dans la région de Bergerac — là même où s'est installée la famille Grenier il y a quelques années. On notera que la scène d'ouverture du Cycle du Multimonde du même auteur, récemment paru en quatre volumes chez Hachette, se passe au même endroit. En quittant la région parisienne et en choisissant le Sud-Ouest, Christian Grenier a fait de ce dernier davantage que son nouveau lieu d'écriture : il y ancre désormais volontiers ses fictions. Son œuvre y gagne en saveur et en convivialité.

L'OrdinaTueur est un roman bien construit, riche en rebondissements, mené via une écriture très maîtrisée jusqu'à une conclusion inattendue et originale — et qui positionne, en fin de compte, le roman dans le Fantastique. Difficile de ne voir, dans ce livre hors-norme et empruntant à tous les genres pour mieux s'en éloigner, qu'un simple roman pour adolescents. À la manière des meilleurs écrivains anglosaxons étiquetés — dans notre pays, s'entend — “pour la jeunesse”, Christian Grenier signe là un roman tout public. En ces temps de cloisonnements intempestifs, c'est une manière de tour de force.

Francis Valéry → Keep Watching the Skies!, nº 28, mai 1998


  1. Léo Malet, qui vivait dans la province de l'Île de France, a donc largement devancé ce courant avec des œuvres moins féministes, mais pas moins régionalistes. —NdlR, qui a mauvais esprit.

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