KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Greg Egan : l'Énigme de l'univers

(Distress, 1995)

roman de Science-Fiction

chronique par Christo Datso, 1998

par ailleurs :

On aime ou on n'aime pas ce roman. Difficile de trouver le juste milieu avec un auteur et une œuvre que d'aucuns qualifieront d'audacieuse, innovante, géniale, là où d'autres la jugeront surfaite, verbeuse, mal construite, pleine de défauts. Le public français a déjà eu l'occasion de lire le roman la Cité des permutants [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ], et quelques nouvelles éparpillées en revue ou en recueil (dont l'excellent Axiomatique [ 1 ] [ 2 ]). La revue Galaxies lui a récemment consacré un dossier.

L'Australien Greg Egan est considéré comme une des “bonnes valeurs” de la décennie en SF pure et dure, la fameuse hard science. Alternant l'écriture avec un travail de programmeur, il s'est fait connaître avec des nouvelles parues dans Interzone et Asimov's science fiction ; puis sont venus les romans, Quarantine (non traduit),(1) Permutation City, Distress et le tout dernier, Diaspora (non traduit). La critique anglo-saxonne regroupe parfois les trois premiers sous l'appellation de cycle de Cosmologie subjective, car ils traitent diversement de la perception de la réalité et de l'identité individuelle.

Andrew Worth est journaliste scientifique pour une chaîne du Net ; il vient d'achever son reportage sur la “frankenscience”, consacré aux abus de la génétique, et s'apprête à prendre quelque repos bien mérité lorsque sa directrice lui demande de préparer d'urgence une émission sur une mystérieuse maladie qui frappe au hasard, le “D-Stress”, dans laquelle les victimes tombent foudroyées, hurlantes de terreur, et ne sont maintenues en vie qu'au prix d'injections répétées d'anxiolytiques à haute dose. Worth n'a pas envie de couvrir un sujet aussi déprimant ; il sort nerveusement éprouvé par son reportage récent aux frontières des sciences biologiques, et, jouant de son influence au sein de la firme, il prend la place de la journaliste qui était chargée de la couverture d'un congrès de physiciens pour le centenaire de la mort d'Einstein. Le lieu choisi est l'île corallienne artificielle d'Anarchia, créée dans le Pacifique par les transfuges d'une corporation de bio-ingénierie. Malgré l'embargo qui la frappe, Anarchia est un refuge pour les libertaires du monde entier, et doit son originalité à un système social sans autorité supérieure, sans pyramide de pouvoirs, qui fonctionne harmonieusement.

Plusieurs théories concurrentes sur l'“explication finale de l'Univers”, la Théorie du Tout (TdT), seront exposées au congrès. La vedette de ce domaine, qui frise la métaphysique, est sans conteste la Sud-Africaine Violet Mosala, dont les équations pourraient bien parvenir à unifier le champ complet de la physique, depuis la physique quantique jusqu'à la cosmologie ; un rêve vieux comme celui d'Einstein… Seules ombres au tableau, la présence de sectes qui prônent l'ignorance ou un vague syncrétisme, et les projets d'émigration de Violet vers Anarchia qui énervent les puissances politiques.

Très vite, Worth met le doigt sur un complot destiné à tuer la jeune théoricienne, et se trouve embarqué malgré lui dans une aventure à l'enjeu terrifiant : l'énoncé d'une TdT peut-il avoir des effets cosmologiques, et, peut-être, signer la “fin” de l'univers ?

Greg Egan décrit admirablement le monde du milieu du xxie siècle, les contradictions et les remous sociaux engendrés par les sciences ; il amplifie les turbulences que nous devinons déjà dans le paysage contemporain, et sous sa plume, les sujets d'intérêt majeurs jaillissent toutes les deux ou trois pages… Son style ardu, dans les passages explicatifs, demande de l'attention, et le lecteur n'est pas assuré de “tout” comprendre. Les exposés théoriques, nombreux, documentés, alourdissent le rythme de l'intrigue, et parfois, on aimerait bien qu'il prête plus d'attention à ses personnages. Malgré cette écriture parfois peu “romancée”, ou à cause de cela justement, il se dégage du livre une force indéniable, une puissance d'évocation des énigmes de l'univers, qui finit par les rendre tangibles, presque palpables. Ce roman de SF invente le thriller métaphysique, et le dernier quart du livre sauve heureusement le tout en nous précipitant dans un suspense de plus en plus abyssal, à la mesure de l'avancée foudroyante du “D-Stress” qui ravage les consciences.

Avec ce roman, Greg Egan prouve qu'il repousse les limites de la SF en intégrant les spéculations les plus folles sur ce qu'on appelle le “principe anthropique”(2) dans la constitution de l'univers. En gros, c'est l'idée que les lois et structures physiques ne sont pas entièrement arbitraires, mais doivent rendre compte de l'existence d'observateurs, d'êtres conscients. La cosmologie, science “ultime”, devient grâce à Egan l'objet d'une énigme policière, pour le plaisir et l'éducation du lecteur.

Christo Datso → Keep Watching the Skies!, nº 28, mai 1998

Lire aussi dans KWS une autre chronique de l'Énigme de l'univers par Pascal J. Thomas


  1. Isolation paraîtra chez Denoël en 2000. — Note de Quarante-Deux, qui passait par là début 2017.
  2. John D. Barrow & Frank J. Tipler: the Anthropic cosmological principle (Oxford University Press, 1986).

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