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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 26 {sujet}

Keep Watching the Skies! nº 26, novembre 1997

Serge Lehman : les Défenseurs ~ F.A.U.S.T.

romans de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Cela faisait des années que la S.-F. française n'avait pas vu un projet à la fois aussi enthousiasmant, sérieux et d'une telle envergure dans la conception. Pour l'envergure, on pourrait songer à la Compagnie des glaces, mais si cette série n'était pas parodique, elle était loin d'être aussi réfléchie que celle qu'inaugure Lehman au Fleuve Noir. Pour le sérieux et l'intention artistique, on pourrait évoquer la série de Teur d'Emmanuel Jouanne ou la trilogie “noire” de Richard Canal, mais la première reste incomplète, sinon inachevée, et les deux séduisent plus par l'écriture que par leur imaginaire.

Bref, Serge Lehman a, d'une part, le mérite d'amorcer un projet ambitieux, ficelé aussi professionnellement que possible, et qui s'inscrit dans une veine plus sérieuse que ce que fait Laurent Genefort, qui peut lui être comparé sur le plan du professionnalisme et de l'envergure de l'imaginaire. (Ces deux auteurs sont, en tout cas, à des années-lumière des pitreries de Jean-Pierre Garen.) D'autre part, il a le mérite de songer à un large public en soignant son sens du suspense afin de livrer un produit enthousiasmant sur tous les plans, y compris celui de la narration.

Pour mémoire, rappelons que la série "F.A.U.S.T." commence en 2095. En apparence, l'O.N.U. règne sur le monde, par l'intermédiaire d'un sénat composé de représentants pour chaque fuseau d'un degré à la surface du globe. Dans les faits, il règne surtout sur le Village, un espace territorial régi par des règles universalistes, transcendant les frontières des anciennes nations, constituant le bastion des nantis et assurant le confort de tous à l'intérieur de ses limites. L'Instance, qui représente les compagnies commerciales, a une envergure plus globale puisqu'elle fait affaire partout sur la Terre et aussi dans l'espace — la Lune a été colonisée ainsi que le voisinage du système Terre-Lune. Hors du Village, ce qu'on trouve, c'est le Veld, le refuge des pauvres, des laissés-pour-compte et des particularismes.

Comme de juste pour une organisation planétaire, l'Instance cherche à étendre et faire reconnaître son pouvoir effectif sur la planète. Les états-nations ou alliance nationales qui s'y opposent luttent donc contre une forme de mondialisation et pour le maintien d'intérêts régionaux… sauf que l'Instance n'incarne en aucune façon la démocratie qui survit encore au sein des nations.

Alors que l'Instance est sur le point de tenter d'étendre son pouvoir sur le Veld, l'histoire commence lorsque la présidente de la Fédération Européenne organise un service de renseignements (le Square) afin d'en apprendre plus sur les agissements de l'Instance. Dans F.A.U.S.T., les agents de l'Instance tuent Paul Coray, un ancien consultant embauché par l'Instance, sous les yeux de Daniel Kovalsky, un espion du Square, et de Chan Coray, le fils inconnu de Paul Coray. Kovalsky sauvera Chan Coray in extremis, mais ce dernier ne rêvera plus désormais que de se venger d'August Becker, l'assassin de son père.

Non sans mal, Chan y parviendra, mais l'Instance arrivera quand même à ses fins, histoire de relancer l'intérêt pour les volumes suivants…

Le deuxième volume, à l'instar de Chan Coray et de ses camarades qui subissent une reconstruction radicale de leurs corps, passe à une vitesse supérieure et surclasse aisément l'intrigue plus linéaire, un peu plus fruste, un peu moins musclée, du premier livre.

Dans le premier livre, on était plus aisément frappé par l'intelligence de l'argumentation et des manœuvres politiques que par le traitement assez sommaire des personnages et de leurs motivations. Un efficace suspense est ménagé au moyen de dates butoirs — et la même technique ressert dans le second livre —, mais l'action est parfois plus grandiose que convaincante. (Les légions de B-men tiraillant sur Coray lorsque celui-ci a infiltré un fief de l'Instance sont à peu près aussi précises que les soldats d'élite de l'Empire dans Star wars… dont la précision est proverbiale, n'est-ce pas, Obi-Wan ?) Par moments, la mise en scène (telle la présentation du Square) semblait très ordinaire et presque maladroite.

Par contre, les Défenseurs équilibre de belle façon ces deux aspects de la narration. D'une part, Lehman livre un huis clos dans le cadre duquel Chan et ses camarades sont transformés et entraînés jusqu'à devenir plus qu'humains. D'autre part, il mène tambour battant une vertigineuse enquête-poursuite. Tandis qu'il approfondit notre connaissance des personnages, il nous familiarise un peu plus avec le monde qu'il a créé et il n'est pas chiche de passages d'action bien enlevés, tout en entretenant le suspense auquel il nous a habitués.

À un niveau plus général, je me suis dit que, dans un certain sens, c'était de la Science-Fiction pour les lecteurs du Monde. Ce n'est pas qu'une boutade, et cela va plus loin que la présence de Jacques Baudou qui assume la responsabilité de la direction de la collection. Mais l'intérêt pour les jeux de pouvoir, pour les dessous de la politique et pour les manipulations du public, ainsi que l'orientation idéologique du texte, sont assez typiques du contenu du Monde. D'ailleurs, dans les Défenseurs, Lehman incorpore à la narration de nombreux extraits d'articles et d'éditoriaux de journaux qui font partie intégrante de la trame et rappellent les enjeux de l'action, le tout démontrant que Lehman manie le style éditorial de main de maître.

Du point de vue de la Science-Fiction, on est entre bonnes mains, comme avec un Genefort ou un Canal. Lehman prend l'extrapolation science-fictive au sérieux, s'informe de ce dont on parle déjà et a les antennes sensibles des bons écrivains de S.-F. pour les tendances naissantes. (Encore que lorsque Kepler, qui s'occupe du Square, propose à la blague à une jeune femme compétente de l'engager comme secrétaire pour faire son café, on a l'impression que c'est une plaisanterie condescendante qui aurait sa place en 1975 et non en 2095…)

Toutefois, l'œuvre n'est pas exempte de failles sur le plan science-fictif.

Ainsi, dans F.A.U.S.T., le patron du Square est une espèce de spectre électronique, qui apparaît sous forme d'hologramme et qui semble hanter certaines parties du réseau. Quand il apparaît dans un cadre aussi protégé que celui de la base du Square, c'est vraiment difficile de croire que ce mystérieux Ulysse puisse rester véritablement anonyme et que quelqu'un ne soit pas au courant de son identité, d'autant plus que la technologie nécessaire à la projection de tels hologrammes serait difficile à cacher.

Ainsi, le roman les Défenseurs, après avoir édifié un suspense impeccable — haletant au point de contredire certains arguments fort convaincants des investigateurs du Square —, fait reposer tout le dénouement sur une très curieuse conception du clonage. Ceci s'inscrit d'ailleurs tout à fait dans la tendance lehmanienne à recourir au deus ex machina pour apporter un dénouement à ses textes ou expliquer les éléments impossibles à justifier autrement : entreprise occulte et parfaitement secrète dans "Nulle part à Liverion", extraterrestres dans Wonderland, Ulysse lui-même dans F.A.U.S.T.

Or, dans ce second tome, les clones sont comme des photocopies, à la fois au niveau du corps et de la mémoire, qui s'obtiennent en moins de cinq ans et qui favorisent la télépathie entre les individus dupliqués. C'est curieux, mais c'est un fait que ceci est plus difficile à accepter que des modifications nanochirurgicales, des interfaces complètes avec le sensorium, des implants cérébraux ou des colonies sur la Lune. Sans doute parce que le clonage fait appel à des phénomènes qui sont beaucoup mieux étudiés que les modifications au moyen de nanomachines — et pour cause ! — ou que la vie en permanence dans des établissements semi-souterrains, dans un champ gravitationnel six fois plus faible que celui de la Terre. On sait donc que la télépathie entre jumeaux identiques est loin d'être avérée, qu'il n'est pas évident d'obtenir un corps âgé de seize ans en cinq ans et que le saut de l'inscription de souvenirs via la réalité virtuelle au déchiffrement de ces mêmes souvenirs par un procédé non-destructif est immense…

En terminant, je saluerai le travail des couvertures. Ce sont des illustrations qui ont de la gueule. De concert avec le grand format, cela donne de fort beaux objets, pour lesquels je vais désormais chercher un peu de place sur mes étagères !

Notes

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 23.