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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 24-25 le Niwaâd ~ Wang

Keep Watching the Skies! nº 24-25, juin 1997

Pierre Bordage : les Aigles d'orient ~ les Portes d'occident (Wang – 2 & 1)

Jean-Christophe Chaumette : le Niwaâd

romans de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Claude Dunyach

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Les hasards de l'édition font que deux bouquins avec des sujets très voisins viennent de paraître en même temps. Le premier est un pavé en deux gros volumes signé Pierre Bordage, à qui l'on doit déjà l'énorme et fascinante trilogie des Guerriers du Silence, à l'Atalante, ainsi que la Série des Roel dont le quatorzième et dernier vient de sortir (chez Vaugirard).

Le second est signé Jean-Christophe Chaumette dont on se souvient qu'il avait entre autres publié en 90-91 au Fleuve le Neuvième cercle, une série en six volumes que j'avais trouvée particulièrement excellente. Le Niwaâd est, si je ne me trompe, son premier ouvrage publié depuis cette époque.

Le premier tome de Wang était sorti il y a déjà presque un an et j'attendais avec impatience le second. Bordage, en effet, est un auteur passionnant, un de ceux qui savent raconter des aventures haletantes avec une ampleur et une tension omniprésente. Wang, le héros de l'histoire, est un jeune asiate qui vit du mauvais côté du mur d'énergie infranchissable élevé par les “nations occidentales” pour se protéger du Tiers-monde. Wang vit dans une Pologne post-atomique asservie par les mafias mongoles, tout près du mur, sous l'aile protectrice de Grand-maman Li, dont le “Tao de la survie”, qu'on nous présente par extraits en tête de chapitre, constitue une des clés du livre.

Dans le tome 1, Wang, obligé de fuir, traversera la barrière lors des rares moments où celle-ci laisse passer un flot contrôlé de réfugiés, pour se retrouver de l'autre côté, dans le soi-disant Paradis Occidental. Sa population, coupée de la réalité, vit au rythme de modernes jeux du cirque retransmis en “sensation totale”. Ces jeux, organisés par des nations qui se combattent sournoisement, voient s'entre-tuer dans des reconstitutions pseudo-historiques des milliers de combattants recrutés de l'autre côté du mur.

Et, donc, Wang sera l'un de ces combattants réduits en esclavage, puis deviendra une pièce maîtresse du jeu stratégique en cours avant de combattre pour son propre compte, au nom de tous les laissés-pour-compte de la planète.

Brièvement, et incomplètement résumé (le livre comporte un certain nombre de surprises que je vous laisse découvrir), Wang fonctionne parfaitement au niveau de l'aventure. L'écriture est de mieux en mieux maîtrisée (en France, personne ne sait raconter une scène de combats comme Bordage) et il est difficile de lâcher le livre avant la fin. Mais celui-ci n'est pas complètement exempt de défauts : d'abord, curieusement, il se conclut trop vite (le combat final dans le bunker est achevé en une poignée de pages, suite à un deus ex machina un peu facile, là où j'avoue avec gourmandise que je me serais bien offert une bataille de plus) ; ensuite, les histoires d'amour qui parsèment les pages sont plus ou moins convaincantes et parfois clichés. Mais cela reste un excellent livre, simplement parce que le plaisir de lecture est sans cesse là… Bordage, comme Lehman, est un auteur qui se donne à fond pour ses lecteurs.

On trouve de plus, sous la couche superficielle d'aventure et d'action, des éléments plus profonds et de mieux en mieux maîtrisés : toute une mythologie assemblée par l'auteur, à partir d'emprunts refondus dans une vision très personnelle et extrêmement cohérente… L'exemple du “Tao de la Survie” est exemplaire : ce qui fonctionne, ce ne sont pas seulement les extraits eux-mêmes mais la façon dont ils sont mis en application dans l'histoire. C'est parfois roublard, parfois même à la limite du démago, mais ça marche. Et, personnellement, j'en redemande.

Le cas de Chaumette est plus ennuyeux. Le contexte de l'histoire est quasiment le même : un univers borné d'un mur dans lequel une population misérable est écrasée par un “clergé” omniprésent, une poignée de héros dont l'un franchira le mur à la fin de la première partie (l'ouvrage de Chaumette, bien qu'en un seul volume, est séparé en deux moitiés). De l'autre côté, comme chez Bordage, un univers “coupé de la réalité”, peuplé de gens branchés en réalité virtuelle et une société en pleine déliquescence. On remarquera que la logique interne à ce genre d'histoires conduit les deux auteurs à décrire des arrière-plans très voisins… L'idée est “dans l'air” et il y a pas mal de points de ressemblance superficiels. Chaque roman a néanmoins son identité propre et l'univers vaguement africain de Chaumette est intéressant, bien qu'insuffisamment développé.

Le problème du Niwaâd, c'est qu'il ne fonctionne pas… Les personnages de la première moitié sont relativement attachants (malheureusement, ils meurent tous, sauf un, à la fin de la première partie), ceux de la deuxième partie sont des “clichés ambulants”. Là où Bordage a du souffle, Chaumette s'empêtre. Là où Bordage joue le jeu de refaire le monde en mille pages serrées, Chaumette se contente de le décrire, et pas toujours en profondeur, en trois cents pages. Sans réussir à le transcender.

Dommage, car Chaumette est capable d'excellentes choses. Mais, là, entre Bordage et lui, il n'y a pas photo !

Un des points de comparaison entre Wang et le Niwaâd est justement la manière dont le héros y est perçu. Wang est explicitement décrit — et utilisé — comme une incarnation du chaos (y compris dans le rôle stratégique qu'on lui confiera durant les batailles). Le “Tao de la Survie” qu'il pratique a pour but de le rendre imprévisible et insaisissable. Cet aspect est particulièrement bien rendu dans le livre. Wang est vraiment le personnage archétypal de Bordage, le guerrier chaotique qui finit par transcender sa propre survie pour basculer du côté de la survie du monde. Chez Bordage, cet aspect chaotique est à la fois un choix et aussi le résultat d'une éducation, d'un entraînement de tous les instants. C'est, littéralement, ce que le personnage a choisi de devenir.

Au contraire, le héros de Chaumette, Nashguen le boiteux, est “possédé” par une force qui fait de lui un guerrier amok invincible. C'est quelque chose qu'il accepte mais qui est artificiel, une simple commodité astucieuse offerte par l'écrivain manipulateur à son personnage. Dans les deux cas, nous avons des personnages individualistes forcenés (c'est, décidément, un des traits de la littérature des années 90) mais je préfère de loin l'être humain Wang à la marionnette de Chaumette.