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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 21-22 les Enfants de l'esprit

Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996

Orson Scott Card : les Enfants de l'esprit

(Children of the mind)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Il faut toujours lire les préfaces en dernier. On s'y réserve l'occasion de surprises agréables, qui prennent tout leur sel après lecture du livre lui-même. Ainsi en est-il de la liste de remerciements insérée par Card au début de son roman, qui nous apprend que le livre a été au départ conçu comme une deuxième moitié de Xenocide. Sans surprise au demeurant : il n'y a aucune solution de continuité en l'action de celui-là et de celui-ci. Spectaculaire en revanche est l'information que le titre n'est pas sorti tout armé du cerveau de son auteur, mais de celui de l'un de ses lecteurs, membre d'un groupe de discussion sur le réseau informatique America On Line, groupe qui a l'avantage de bénéficier de la présence de son sujet — Card l'écrivain, qui se dit lui-même fort aise des commentaires que ses lecteurs lui fournissent ainsi sur ses manuscrits en cours d'élaboration.

Comme l'avoue Card, ce titre, fourni par un certain Glen Makitka, est a posteriori évident. Qu'Os Filhos da Mente de Cristo [1] soit le nom de l'ordre monastique dans lequel se retire Novinha, l'épouse d'Ender, dès les premiers chapitres, c'est anecdotique. Ce qui l'est moins, c'est l'origine des nouveaux personnages qui, au cours de ce roman, vont se faire moteurs de l'action.

Relancer l'intérêt en confiant à des personnages nouveaux des rôles bien rodés dans des péripéties vieilles comme le monde peut faire mine de ficelle fatiguée pour pondeur de saga, et force est de constater que Card a beaucoup tiré sur cette ficelle au cours d'une épopée familiale comme celle de la Terre des origines. On pourrait trouver des excuses à ces redistributions des cartes, la principale étant que les personnages déjà bien campés ne pourront pas jouer de façon crédible des rôles nouveaux.

Or deux des principaux personnages de Children of Mind sont de nature radicalement nouvelle, puisqu'issus, non seulement de l'esprit de leur auteur — sort commun en matière littéraire —, mais de celui d'Andrew “Ender” Wiggin, et cette fois-ci de manière littérale. À la fin de Xénocide se déroulait, grâce à l'extraordinaire puissance de calcul de Jane, la confidente d'Ender née au sein des réseaux informatiques de la galaxie, le premier voyage en dehors de l'espace. À cette occasion, Ender créait involontairement deux “copies” juvéniles de (respectivement) son frère Peter et sa sœur Valentine. Ils occupent ici le devant de la scène, en compagnie de Si Wang-Mu, qui était dans le volume précédent la servante effacée (mais intelligente en dépit de ses origines populaires) de Han Qing-Jao ; et de Miro, fils de Novinha qui a, lui, récupéré un corps nouveau et non-handicapé à l'occasion du même premier voyage dans le grand Dehors.

Mais que pensent d'eux-mêmes ces personnages conscients d'avoir été ainsi créés suivant un modèle, et dont l'existence même est menacée par le fait qu'ils partagent leur aiúa (principe vital-existentiel selon Card, ou plus simplement : âme) avec Ender lui-même ? C'est Peter qui — fidèle au caractère tranché dont l'a doté son créateur — s'exprime le plus radicalement sur ce point : "I'm not myself" est le titre et leitmotiv du premier chapitre, et plus explicitement « I'm Andrew Wiggin's self-loathing. (…) That's the script I've been given ». En bon personnage cardien, Peter ne suivra son script qu'agrémenté de moultes protestations et remontrances.

Peter n'est pas le seul à incarner la haine de soi-même : c'est aussi, bien entendu, le cas de Val, créée pour être altruiste, certes, mais qui va jusqu'à mettre en doute sa propre existence ; de Valentine, son original beaucoup plus âgé, qui ne peut cacher son irritation devant son autre elle-même juvénile ; de Miro, dont l'incarnation présente est issue d'un refus total de son corps d'origine, estropié et paralysé ; et même d'un personnage secondaire comme Quara, qui (dans la présentation qui en est faite) projette sur les autres son mal de vivre. Mais elle n'aspire pas au changement, alors que plusieurs des autres feront explicitement référence à l'histoire de Pinocchio, au désir d'acquérir une réalité complète, matérialisée par un corps humain de chair et d'os. Jusqu'à Jane, l'être en un sens le plus puissant de l'univers, qui va se laisser prendre à cette (chaste) tentation de la chair dans ce que je ne peux que considérer comme une manifestation de chauvinisme humain de la part de l'auteur ! La négation du soi se ramifie dans tous les détours du livre, et je ne pense pas que ce soit par hasard qu'une bonne partie s'en déroule dans des sociétés de culture asiatique, où l'émulation se joue sur un étalage paradoxal d'humilité et d'abnégation. Paroxysme de cette toile de paradoxes, le personnage de Si Wang-Mu, qui doit renier sa propre personnalité forgée par une éducation de servante, systématiquement effacée, afin de pouvoir affirmer son individualité — et qui la démontre de façon éclatante en défiant à son propre jeu d'humilité ostentatoire un philosophe japonais (enfin bon, de la planète Divine Wind, mais c'est tout comme).

Moralisateur comme toujours, Card prend pour fil conducteur l'éradication de cette haine de soi-même. Si la tradition catholique se complaît dans la contrition, le christianisme Mormon de Card est plutôt dans la filiation protestante américaine qui a engendré, dans son avatar profane, la notion de self-esteem (chère aux psychologues californiens). À mon sens, le fil conducteur est trop visible, et les solutions aux dilemmes des personnages trop clairement et trop tôt indiquées. Comme si Card, en créateur devenu conscient, avait décidé de mettre méthodiquement en scène les ingrédients qui font la force de ses livres, au premier rang desquels je place les personnages en révolte contre leur propre créateur. Hélas, une révolte planifiée n'en est plus une, et la tension qu'elle aurait pu créer s'évapore. Manquent aussi au livre deux tics de Card — les scènes de violence et les personnages enfants (Peter et Val n'ont que quelques semaines d'existence et tirent leur substance des souvenirs d'enfance d'Ender : cela ne suffit pas à en faire des gamins). Total, une certaine fadeur.

Cette fadeur n'était-elle pas à craindre dans le quatrième volume d'une série, auteur et éditeur n'en étaient-ils pas d'ailleurs conscients, eux qui protestent bien fort de la finalité de ce volume ? On pourrait objecter que le meilleur roman du lot est le deuxième, la Voix des morts, et qu'il avait tiré son succès de la même fuite en avant qui sauvait la moitié de Xénocide : introduire une nouvelle civilisation, de nouveaux personnages et de nouveaux problèmes, et bâtir le livre nouveau comme une excroissance de l'histoire d'origine. Mais au bout de trois romans, l'histoire d'origine pouvant se laisser oublier du lecteur, les rappels nécessaires prennent de plus en plus de place, et la fuite en avant devient plus difficile. Card aurait pu exécuter la manœuvre, il ne manquait pas d'idées nouvelles, et si elles restent (à mon sens) atrophiées dans ce livre, c'est à cause du trop grand nombre de protagonistes et de l'attention envahissante portée aux aspects moraux et psychologiques dont je vous ai entretenus ci-dessus. Bien trop longtemps, seriez-vous en droit de penser, s'ils ne représentaient un tel poids dans l'ouvrage.

Charitablement, gardons pour la fin le meilleur du livre : Card esquisse les contours de deux nouvelles planètes de l'univers humain, Divine Wind (dominante japonaise) et Pacifica (dominante polynésienne — on se croirait au musée mormon des cultures du Pacifique sur Oahu !), et on aimerait passer plus de temps là-bas, et moins en dialogues socratiques à bord de vaisseaux spatiaux en forme d'Algeco ; mieux encore, une race étrangère authentiquement étrange est découverte, elle est en rapport avec des problèmes posés dans le volume précédent, on se sent prêts à un grand moment de space opera — et tout cela reste non-développé, ce qui me laisse douter de la finalité de ce quatrième volume, en dépit de la mort d'Ender (qui n'est pas une mort complète d'un certain point de vue ; vous verrez bien), en dépit d'une postface dont la conclusion passionnée, en forme de profession de foi littéraire, laisse un goût de testament de la série.

La postface justement. Très prenante, elle revient sur ce qui est l'idée la plus intéressante du livre — Card s'est retenu d'écrire un essai, mais peut-être aurait-il dû écrire un roman centré sur cette idée : la distinction entre nations “centrales” (comme la Chine), dont la culture absorbe jusqu'à celle des envahisseurs, et nations “périphériques”, qui en dépit de leurs éventuels succès militaires sentent qu'il leur reste toujours quelque chose à prouver (comme le Japon). La SF américaine ne nous a pas habitués à une telle perceptivité dans l'analyse des relations entre cultures. À porter donc au crédit de Card, même si son livre lasse faute de tension dramatique.

Notes

[1] C'est-à-dire "les enfants de l'esprit du Christ" ; n'oublions pas que l'action se déroule sur Lusitania.