Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 20 la Cité des permutants – 2

Keep Watching the Skies! nº 20, juillet 1996

Greg Egan : la Cité des permutants

(Permutation city)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial

 Chercher ce livre sur amazon.fr

Notre vénéré rédacteurenchef cause de ce livre par ailleurs. Ce qui m'épargne de reprendre en mains le volume, de refaire le compte des histoires entrecroisées, de rétablir une chronologie un peu perturbée, d'aller au-delà de l'impression globale — très positive — de celui qui a lu tout cela il y a quelques semaines, a oublié de prendre des notes, et aurait dû se réfugier dans un flou artistique pour évoquer des personnages assez forts, assez vivants, assez réalistes pour qu'on s'y attache, des suspenses habilement ménagés, des fiches techniques et des explications scientifiques présentées de façon assez habile pour ne pas rebuter l'amateur quelque peu imperméable aux formes les plus rudes de hard science, et même des extra-terrestres insectiformes mais parfaitement originaux, ce qui relève du pari stupide, pour une fois gagné (explication rapide : d'abord ils sont virtuels, ensuite ce sont des insectes sociaux dont l'intelligence semble au moins partiellement collective, enfin leur critère de la vérité réside dans la possibilité — ou non — de traduire un concept dans la danse collective qui leur sert de langage, ce qui est peut-être une métaphore de la situation de l'auteur de SF, dans l'œuvre duquel tout est vrai à condition d'être cohérent, de pouvoir être exprimé, d'une façon certes apparemment individuelle, mais aussi collective, face aux lecteurs et face au fonds commun du genre — Warfa rappelait naguère que « nous écrivons tous le même livre »).

Une fois moralement débarrassé de ces agréables mais chronophages corvées, le critique fainéant peut se concentrer sur un point et un seul. Surtout quand celui-ci est moins une marotte personnelle que l'idée centrale du roman, et de quelques autres, on va le voir. Il s'agit de l'éternité par clonage informatique, l'idée selon laquelle on pourrait simuler tous les fonctionnements intellectuels d'un être humain, les coder, les verser dans un ou plusieurs ordinateurs, et obtenir une vie virtuelle, destinée à durer ce que dureront les ordinateurs, voire un peu plus si le cyberspace s'autonomise. On avait déjà ça chez Pohl, un peu partout dans le cycle de la Grande porte, et chez Spinrad, dans Deus ex. Ailleurs aussi, sans doute, mais ne me forcez pas à chercher, vous en supporteriez les conséquences. Egan approfondit indubitablement le thème. Il imagine entre autres les réactions psychologiques des doubles qui s'aperçoivent qu'il ne sont pas l'original qu'ils croyaient. Spécule sur les effets de l'encombrement des mémoires informatiques sur les programmes des mêmes doubles. Rêve un système permettant aux programmes de s'affranchir de la matérialité des dites mémoires. Imagine un univers entièrement virtuel, où l'on peut recréer une quasi-évolution, qui aboutit aux insectes plus haut cités. Toutes choses éminemment appréciables.

Reste la question de fond. On peut très bien admettre la possibilité du “clonage” informatique. On a vu hypothèses plus invraisemblables en SF. On peut très bien admettre que le clone tire de ses souvenirs artificiels la certitude d'être son modèle. On peut aussi admettre que diverses institutions aient envie de conserver un double de tel ou tel esprit particulièrement brillant, de tel dirigeant spécialement sagace, de tel analyste extrêmement performant. Voire que par une sorte de piété, on veuille conserver un double d'un parent, comme une photo avec laquelle il serait possible de converser. Mais s'il y a une personne au monde qui n'a rien à faire du clone, c'est son modèle. L'un n'est pas l'autre. Le clone peut continuer à vivre voire s'imaginer fugacement être autre chose que ce qu'il est, mais le modèle est différent de lui, et bel et bien mort. Egan en donne la preuve lorsqu'il organise une discussion entre un modèle et un clone, réalisé à titre expérimental. Il s'agit bien de deux entités distinctes, même si elles partagent les mêmes réflexes, si elles ont la même personnalité, si elle se référent aux mêmes souvenirs — du moins jusqu'à l'instant du clonage. Si l'un pourrait tout à fait prolonger l'autre du point de vue du monde extérieur, c'est en pure perte pour cet autre, qui a été renvoyé au néant, ou au paradis, ou à l'enfer, ou à n'importe quoi qui puisse en tenir lieu. Bref, pourquoi payer très cher pour qu'un guignol se prenne pour vous après votre mort ? Or c'est l'hypothèse de base d'Egan. Il y a quelque chose qui cloche là-dedans, comme chantait feu Boris.

Évidemment, on peut soutenir, comme l'a fait un jour notre vénéré rédacteurenchef, que si nous étions désintégrés dans notre sommeil par des extra-terrestres, puis reconstitués au moindre détail près, souvenirs compris, l'être qui se réveillerait serait persuadé d'être nous. Et qu'il serait impossible de voir le changement.

Mais est-ce que la parfaite illusion de continuité, pour le successeur, est une garantie de survie pour le prédécesseur ? Je n'arrive guère à y croire. Non moins évidemment, on peut imaginer que c'est effectivement ce qui se passe de façon régulière. Que nous mourons (c'est bien d'une mort qu'il s'agit) et sommes remplacés par des doubles parfaits, ce qui implique qu'une bonne partie de nos souvenirs ont été vécus par une version antérieure, décédée. Hypothèse métaphysiquement intéressante, mais dont j'avoue ne guère voir comment l'utiliser littérairement — un lecteur de KWS sera peut-être plus imaginatif que moi. Cela dit, il serait plus simple sans doute de marier science-fiction et “merveilleux chrétien” en se demandant si Dieu (quel que soit son nom et quelle que soit l'image qu'on peut en avoir) ne finirait pas, en cas de clonage, par trouver discutable le procédé, et déloyale la concurrence, et par réexpédier les âmes pour qu'elles aillent squatter leurs doubles informatiques. D'où sans doute une belle pagaille qu'il pourrait être agréable de décrire, et plus agréable encore (parce que moins fatigant) de lire.

Nous voilà peut-être loin du roman qu'il s'agissait de chroniquer. Mais il l'a déjà été ailleurs dans ces mêmes colonnes. On peut même espérer qu'il en a été dit tout le bien qu'il mérite. Et le thème de l'immortalité informatique vaut bien qu'on coupe un peu les cheveux en quatre…

Notes

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 13-14 & dans KWS 20