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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 19 Imajica

Keep Watching the Skies! nº 19, mai 1996

Clive Barker : Imajica

(Imajica)

roman de Science-Fiction et de Fantastique ~ chroniqué par François Rahier

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Aux prises avec un tueur androgyne aux pouvoirs étranges, Judith est sauvée par un ancien amant. Celui-ci s'évertue à retrouver l'assassin dans un Londres fin de siècle décadent et raffiné, creusant l'écart chaque jour davantage entre l'élite cynique et mondialisée et le ghetto des paumés, des exclus ; l'auteur, Cliver Barker, a une tendresse secrète pour les losers. Gentle, son héros, peintre raté, travaille pour un faussaire et sent son génie lui échapper un peu plus chaque jour. Un de ses amis, Clem, meurt du sida le soir de Noël. Son délabrement physique et moral est une autre figure de la misère qui hante ce monde. Traquant l'assassin dans son repaire, devancé par de mystérieux tueurs qui semblent venus de l'enfer, Gentle assiste à un effroyable massacre. La mort de Clem, celle des proches de Pie, brûlés vifs, convertit Gentle à une quête éperdue qui le mènera de l'autre côté de lui-même, dans un envers du monde qui doit beaucoup aux peintures hallucinées de Jérôme Bosch que l'éditeur a choisies pour la couverture du livre. Ce pèlerinage étrange au cœur de l'Imajica, mystérieux “second empire” d'un univers parallèle que le nôtre s'efforce à tout prix de refouler, va constituer l'essentiel de ce gros livre. Comprendre le pourquoi de la souffrance, de la mort aussi, ce sera le but du voyage, sans fin probablement, qu'entreprend alors Gentle, à ses côtés l'insaisissable Pie, qui ne fait horreur aux hommes du commun que parce qu'il prend la forme de leurs désirs les plus secrets, les moins avouables sans doute, Pie qu'il aimera contre toute raison, d'une passion brûlante, insensée.

Remarqué dès 1985 par Gérard Coisne qui publia en avant-première un chapitre des Livres de sang dans Mater tenebrarum à La Rochelle, cinéaste primé à Avoriaz pour Cabal, auteur adulé du film culte Hellraiser, de bandes dessinées, de livres pour la jeunesse aussi (le Voleur d'éternité chez Pocket), Clive Barker s'est taillé une place à part dans le domaine du fantastique. S'il a été salué par Stephen King, c'est que le maître incontesté du genre outre-atlantique lui reconnaît le mérite d'être allé plus loin, d'avoir osé imaginer ce devant quoi il a toujours reculé. Les livres de King donnent bonne conscience à leurs lecteurs, avec le frisson en prime. On y reste en général en bonne compagnie, entre gens du même bord. Barker est de l'autre côté, il le sait, il le dit : « Beaucoup d'histoires d'horreur traitent de la menace qui pèse sur le rêve américain… Je ne pense pas que ce soit un rêve, de toute façon. Je pense que c'est un cauchemar… Je suis plus près du point de vue du monstre que je ne le suis des gens à l'intérieur de la maison. Chacun d'entre nous, même menant la vie la plus satisfaisante, a en lui une part qui appartient à l'extérieur, qui appartient au monstre ; il est vital de la comprendre » [1].

Ici, c'est à une véritable descente aux enfers que le lecteur est convié, et il risque fort d'y perdre ses repères ; l'onomastique étrange, déroutante, la désinvolture avec laquelle le lecteur est immergé dans un fantastique totalement atypique, aux franges souvent de la science-fiction (le livre devait paraître à l'origine dans la collection Rivages/ Futurs et changea de catégorie au dernier moment, pour des raisons d'opportunité éditoriale semble-t-il), l'ésotérisme sanglant dans lequel se complaît le récit enfin, peuvent déplaire. Comme dans "L'éternité" le poème de Rimbaud, comme dans l'enfer de Dante aussi, il faut bien laisser toute espérance : « Science avec patience, le supplice est sûr ».

Avec ce nouveau roman, Barker poursuit son show macabre, avouant chaque fois davantage une inassouvissable passion pour la mort, figure étrangement féminine dans une œuvre souvent vouée en secret à l'amour des garçons, à la fois terme et origine et mère essentielle. Le thème de l'homosexualité s'explicite ainsi, traversant tout le livre : il n'y a pas que la mort de Clem, qui en un sens initié la quête de Gentle, Clem dandy de la gentry gay de Londres mort d'un sida toujours nommé la Peste dans le livre, une peste hiératique sortie tout droit des contes d'Edgar Poe ; il y a aussi bien sûr Pie l'androgyne, au corps lisse et troublant qui évoque le petit dieu moribond qui accompagne la course picaresque des deux voyous du Satyricon de Fellini ; il y a surtout cette figure plus secrète de la fusion, une fusion délétère que l'auteur présente froidement comme un programme dès les premières lignes du roman. Faute de pouvoir détruire les murs qui les enserrent, chacun des protagonistes sent qu'il va être condamné à embrasser son propre reflet. L'esprit du ventre de la mère, autre figure de la mort omniprésente ici, poursuit son œuvre jusqu'à l'ultime procession, jusqu'à ce que la scène soit déserte à tout jamais. « Quoi que nous bâtissions, nous avons tous été chassés », dit un des personnages à la fin.

Bien qu'il n'ait pas obtenu de réponse, Gentle comprend petit à petit. Ayant atteint le désespoir pur et absolu et repartant aux bras de son amour informe et moribond, le “mystif” Pie dont l'anatomie tourmentée évoque parfois celle des damnés du Jugement dernier de Michel-Ange, Gentle poursuit son chemin de croix vers une sorte de Golgotha insensé où il sera lui-même le Christ et le bourreau : ce Christ qu'il a cherché en vain avec Judith ou avec Pie tout au long de son aventure, cet Homme de douleurs qui devait rédimer le monde, en trouvera-t-il encore la forme marquée en creux dans les souffrances des hommes ? Le vent qui se lève et qui emporte tout dans la tourmente finale brûle des flammes sèches de l'enfer. Tourmenté par son propre reflet, son vis-à-vis pour l'éternité, son seul désir et son bourreau, dans les affres d'une soif à jamais inextinguible, dans ce supplice même qui le maintient en quête, Gentle ne trouve-t-il pas une forme de salut, l'ascèse dans l'horreur ?

À la fin de ce premier volume, car il y en aura un second selon toute vraisemblance, le lecteur a la même impression mitigée qu'en terminant Hypérion 1 de Dan Simmons, un auteur que bien des choses rapprochent de Barker, ne serait-ce que leur goût mêlé pour l'horreur et la science-fiction et un imaginaire baroque et visionnaire scarifié par la douleur du monde. La maîtrise de l'écriture, chez Barker comme chez Simmons, un sens réel de l'intrigue, du suspense, laissent le lecteur pantois, avide d'une suite, de la révélation finale. En même temps, du fond de cette stupeur, on se sent progressivement pénétré du sentiment que tout a été dit déjà, et qu'en rajouter tiendrait peut-être du blasphème, ou de l'impudeur…

Notes

[1] Entretien de 1984 avec Gilles Bergal, Mater tenebrarum nº 2.