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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 18 les Pourvoyeurs

Keep Watching the Skies! nº 18, avril 1996

André Ruellan : les Pourvoyeurs

roman fantastique ~ chroniqué par François Rahier

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Dans une petite ville du nord de la France, un adolescent fou d'amour tue pour les beaux yeux d'une jeune femme étrange. Une quinzaine d'années plus tard, écrivain tourmenté en proie à une dépression chronique, d'étranges coups de fil de l'au-delà le remettent en présence des fantômes du passé. La trame du temps s'effiloche et notre héros revit le meurtre, du mauvais côté. Victime des balles qu'il avait tirées alors, il meurt, ratant encore son rendez-vous avec la femme de sa vie. Qu'à cela ne tienne, il la poursuivra outre-tombe, découvrant le sale boulot que font faire aux âmes en peine d'énigmatiques fonctionnaires au service d'un “patron” aussi antipathique qu'évanescent. Devenu fantôme intemporel, pourvoyeur dissident, il utilisera ses pouvoirs pour remettre un peu d'ordre dans les choses de ce monde et de l'autre. L'amour triomphera. Happy end.

Ce roman est la réédition en 1996 d'un ouvrage du même titre publié sous le pseudonyme de Kurt Steiner en 1957 dans la collection "Angoisse" du Fleuve Noir. On se souvient que Ruellan écrivit dans les années '50 sous ce pseudo pas mal de livres pour le Fleuve, que ce soit en "Anticipation" ou dans cette collection de romans fantastiques qui eut son heure de gloire et que certains tiennent encore en haute estime. Kurt Steiner signa 22 "Angoisse" entre 1955 et 1960, soit environ le tiers de la production sur ces 5 années. André Caroff, Maurice Limat et surtout Marc Agapit furent ensuite les principaux “pourvoyeurs”. La série s'arrêta en 1974, après une vingtaine d'années d'existence. L'éditeur renouvela l'expérience, avec "Horizons du l'au-delà" (au titre-programme bien caractéristique du fantastique qu'il voulait promouvoir) ; cette collection servit surtout à rééditer des titres de la collection "Angoisse" ; plus récemment, il y eut "Gore" (que Ruellan et son complice de toujours, Topor, essayèrent de sauver de la ruine avec une infinie bonne volonté — et il en fallait !), puis "Panik" (sous-série d' "Anticipation"), "Angoisses" au pluriel, et pour finir "Frayeur" qui acheva sa brève carrière à la fin de l'année dernière. Autant de tentatives vite avortées…

À l'heure actuelle, Denoël est donc le seul éditeur à maintenir une collection de poche publiant à la fois des romans fantastiques, des auteurs français, des inédits. Il publie aussi des rééditions, quelquefois (ainsi, un autre "Angoisse" il y a peu de temps, le Reflux de la nuit qu'Andrevon signait Alphonse Brutsche). Le temps de reprendre haleine, ou de donner à la collection un second souffle ? En effet, si les Territoires de l'inquiétude, série d'anthologies périodiques d'Alain Dorémieux publiées dans le cadre de la collection, sont une réussite, on ne peut pas en dire autant de l'ensemble des titres. On est loin quelquefois du concept de hard edge fantasy défini par Scott Baker dans son manifeste du premier volume.

Alors, cette réédition s'imposait-elle ? les Pourvoyeurs a déjà été repris en Marabout jadis (sous le nº 490), et même adapté en BD dans Hallucinations, un pocket des éditions Artima/Arédit de Tourcoing. Au dire des connaisseurs, ce n'est pas le meilleur Steiner non plus. Tout au plus donne-t-il une idée assez bonne d'une littérature populaire très marquée par les années '50, avec ses médecins givrés (plus près de Petiot que de Frankenstein) et ses maniaques, ses demeures délabrées, ses revenants… Ici, c'est surtout cet au-delà, omniprésent, qui occupe la place centrale. Grand prix de l'humour noir en 1963 pour son Manuel du savoir-mourir, Ruellan a été très proche des intellectuels et des artistes. Cocteau lui écrivait en 1957 : « C'est une sombre fête que de vous lire ». On ne peut s'empêcher de comparer l'autre monde où l'auteur égare ses personnages avec la splendide réalisation plastique d'Orphée, ses miroirs qu'on traverse, sa “zone” où l'on peine encore à quitter les habitudes des vivants… Il y a cependant beaucoup d'artifice chez Cocteau. C'est presque un lieu-commun d'une certaine littérature d'idées de la même époque dont Ruellan se trouve ici tributaire : déjà Sartre avait imaginé dans Huis-Clos l'enfer dans un salon second empire, il avait réitéré avec Jean Delannoy en tournant les Jeux sont faits, film à thèse manqué mêlant fantômes et vivants dans un monde où le réel côtoie un irréel glacé, abstrait. La mort et l'au-delà sont un thème récurrent du théâtre et du cinéma de ces années-là. À sa manière, Ruellan raconte la même histoire que Cocteau et Sartre, une histoire d'amour sur fond de mort. L'au-delà de Sartre est une métaphore, bien entendu, mais ses fonctionnaires font penser à ceux de Cocteau et de Ruellan. Ils s'ennuient, nous ennuient un peu quelquefois. Les visions laïcisées, voire athées, de l'au-delà qu'on nous sert alors perdent leur raison d'être si elles ne sont pas soutenues par un imaginaire puissant. Steiner devint Ruellan autrement, en s'impliquant dans le seul fantastique qui lui plaise, qu'il pouvait conjuguer avec la raison. La SF lui doit quelques grands livres (et lui décerna un Grand Prix), Tunnel, Mémo, Aux armes d'Ortog, mais aussi un petit chef-d'œuvre dont la trame n'est pas sans rappeler les Pourvoyeurs, les Improbables, qu'on rééditera peut-être un jour.