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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 17 les Terriens

Keep Watching the Skies! nº 17, février 1996

Orson Scott Card : les Terriens

(Earthborn)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Depuis un moment, on ne pouvait plus faire confiance à Card pour achever une série, pardon une saga : celle d'Alvin Maker est toujours milieu du gué, et celle d'Ender ne cesse de bourgeonner, avec le quatrième volume qui paraîtra bientôt aux USA. Par contre, en ce qui concerne Terre des origines, promis, juré, ce cinquième volume constitue la conclusion. L'auteur s'arrange même pour y racommoder (plus ou moins) tous les pans de l'intrigue qui s'étaient effilochés au cours des livres précédents.

Vous vous souviendrez donc que dans le Retour, les rejetons de Volemak, Nafai et Elemak avant tout, étaient arrivés sur Terre avec leurs enfants, mûris au cours du voyage interstellaire, et y avaient trouvé deux races intelligentes évoluées respectivement à partir des chauve-souris et des rats, les angels et les diggers. Le rude devoir des humains fut de rétablir la coexistence pacifique… pas tout-à-fait, puisque Elemak, jamais en reste d'un tour de cochon, s'allia aux diggers contre Nafai… et ses descendants. En effet, au cours du quatrième volume, le relais est passé aux enfants, et le tempo s'accélère.

On saute encore plus loin dans le temps avec ce cinquième volume dont tous les personnages humains sont des Nafari (issus de Nafai), tandis que les Elemaki (toujours tous très vilains, on le suppose) demeurent une menace imprécise quelque part dans les montagnes. Ils ont dû fabriquer plus d'enfants encore que des Mormons, puisqu'au bout de quatre cents ans, la poignée d'humains arrivés sur le vaisseau spatial Basilica a engendré une population suffisante pour peupler une dizaine de royaumes rivaux… J'allais oublier la biologiste Shedemei, toujours présente, grâce à l'hibernation, à bord du Basilica en orbite. Elle aura son petit rôle à jouer.

L'intrigue concerne un groupe d'humains, menés par le prêtre dissident Akmaro, réduits en esclavage par les diggers et les Elemaki ; et la famille royale de Darakemba, Motiak et ses multiples enfants — Card n'insuffle la vie à ses séries qu'en réintroduisant çà et là des enfants frais, et c'est peut-être la cause de l'asséchement d'Alvin. Comme leurs illustres ancêtres, les enfants de Motiak sont doués de divers pouvoirs. Ainsi, Edhadeya, sa fille, peut recevoir des rêves véridiques de la part du Gardien de la Terre, et c'est l'un d'entre eux qui permet la libération d'Akmaro et de ses disciples.

Evénement heureux, mais lourd de conséquences : enthousiasmé par les idées d'Akmaro, qui prêche la fraternité entre les espèces, Motiak veut imposer à ses sujets le même idéal de tolérance, et fait libérer les diggers, qui dans son royaume étaient souvent esclaves. Cela n'est pas du goût de tout le monde, en particulier des fils de Motiak et de leur précepteur Bego, un angel qui a conservé sa méfiance atavique à l'égard des habitants des tunnels…

Reparlera-t-on de la planète Harmony, laissée avec son Oversoul qui a besoin d'un bon déboguage ? Saura-t-on si le Gardien de la Terre est vraiment Dieu, oui ou merde ? Eh bien, oui… et non. L'auteur trouve des échappatoires, plus ou moins ingénieux. On sent que ce n'est plus ce qui l'intéresse.

Pas de surprises à attendre côté style : Card fait du Card, avec peu d'action directement décrite et beaucoup de dialogues, fortement émotionnels, fortement moraux, au point de souvent virer au sermon ou à la confession cathartique. Comme dans le précédent volume, les conflits sont atomisés en une succession de drames brefs et raccordés à la va-vite. Il y a trop de personnages pour qu'aucun émerge — et ça manque de méchants vraiment méchants comme Card excelle à en créer.

Toutefois, le livre marche fort bien, parce que son auteur a un métier consommé, et sait captiver son auditoire… tout comme, finalement, celui qui endosse ici le rôle de point focal du mal, de séducteur pas tout-à-fait démoniaque, mais pas loin : Akma, le fils aîné d'Akmaro, qui n'a jamais pu pardonner à son père d'avoir pardonné aux tortionnaires de son enfance. Eperdu de ressentiment et d'orgueil, Akma en vient à orchestrer des campagnes racistes pour détruire (avec l'aide des princes héritiers présomptifs) l'enseignement de son père, sous couvert de revanche contre les diggers qui l'avaient humilié autrefois. Akma, on s'en doute, possède toujours un grain de bonté au fond de lui-même, dissimulé par son entêtement. La description de son refus des autres, de sa rancune éternelle, rend le personnage mémorable.

Les Terriens est intéressant parce que le mal contre lequel luttent les personnages est essentiellement le racisme, et accessoirement le sexisme. À l'origine intégrés dans la structure sociale du royaume de Motiak, les préjugés reviennent sous forme violente après avoir été délogés de leur piédestal par Akmaro. C'est bien vu, et Card glisse des clins d'œil au passé récent, comme l'invention de l'épithète digger-lover, calqué sur l'insulte américaine nigger-lover.

Alors, Card politiquement correct ? On n'ose y croire. Et en effet, on trouve à la source de ce renouveau du racisme le tort immense d'avoir perdu la foi dans le Gardien de la Terre, d'exiger des explications rationnelles pour tout, et de faire de la propagande pour la tolérance religieuse et l'élection des chefs d'état, au lieu de la saine monarchie héréditaire, pensez donc. Seule la confiance en le Keeper pourra aider les pauvres humains à vivre en paix avec leurs frères rongeurs et ailés. Ho ho ho. Il faut bien être Card pour nous faire gober ça. Quel art !