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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 17 le Signe du Chien

Keep Watching the Skies! nº 17, février 1996

Jean Hougron : le Signe du Chien

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Ceci ne sera pas une critique en règle de ce roman récemment réédité par Denoël. Je l'ai lu il y a un moment et je n'avais pas eu le temps d'en parler. Toutefois, je vais tout de même le commenter un peu.

C'est l'histoire d'un Grand Quêteur de la Confédération, qui semble s'étendre sur plusieurs galaxies. Notre homme arrive inopinément sur la planète Sirkoma à la suite de la disparition suspecte d'un astronef de la Confédération. Il va s'y frotter à des faux-semblants juxtaposés comme des strates géologiques, à des tentatives de l'abuser, à l'exercice de facultés mentales prodigieuses et à une civilisation fondée sur une illusion. Alors que, dans l'autre roman de Hougron, le Naguen, l'histoire finissait par traîner en longueur, l'action de celui-ci connaît peu de temps mort. La pénétration des mystères successifs de Sirkoma par le Grand Quêteur exerce une fascination certaine sur le lecteur, tout comme le déploiement d'appareils super-scientifiques imaginés par l'auteur. La conclusion du roman est relativement efficace, en dépit d'une péripétie un peu gratuite (on aurait dit que l'auteur s'est souvenu in extremis qu'il devait expliquer la disparition d'un puissant astronef de la Confédération, ce qu'il était impossible de faire entrer dans le schéma narratif que Hougron avait poursuivi jusqu'alors, et le roman invoque l'intervention d'une base secrète qui arrive dans tout ça un peu comme un cheveu sur la soupe), et le Grand Quêteur peut partir ensuite pour d'autres aventures.

Dans Solaris 115, on avait droit à une vision différente du livre, de la part de Roger Bozzetto, qui écrit : « C'est la reprise d'un ouvrage de 1961, à l'époque où l'on espérait que la SF française allait prendre son envol et trouver son territoire. Depuis, l'auteur a publié le Naguen […], mais la SF a beaucoup changé. C'est une histoire linéaire, du type space opera tel qu'un Poul Anderson pouvait en écrire : un enquêteur sur une planète dont les bizarreries intriguent. »

Curieusement, l'exemple que donne Bozzetto dans ce cas est remarquablement mal choisi et démontre une grande incompréhension de ce qu'est le space opera. Il y a au moins deux types et trois époques du space opera dans la SF étatsunienne. D'une part, il y a le space opera super-scientifique de la première époque, écrit par des auteurs comme Edmond Hamilton, E.E. "Doc" Smith et A. E. Van Vogt. D'autre part, il y a le space opera mâtiné de SF hard ; justement, Poul Anderson fait partie de ceux qui ont le plus contribué à l'inventer et l'illustrer, dans les annees 60 et 70. De ce point de vue, lui faire endosser un space opera aussi vide de justification scientifique que le Signe du Chien est une absurdité.

Le space opera le plus moderne, sur le plan de la vraisemblance scientifique, peut encore se diviser entre ces deux camps : du côté des super-scientifiques, il y a Iain Banks, Vernor Vinge, Dan Simmons, Lois McMaster Bujold, David Weber, même Colin Greenland… Du côté de la clôture où on est plus respectueux de la science, on retrouve David Brin, Gregory Benford et peut-être bien aussi C. J. Cherryh. Cependant, ce serait plus équitable de tracer la ligne de démarcation non pas selon la plausibilité scientifique mais selon l'attribution de pouvoirs quasi-divins par l'emploi de la super-science. Une telle définition permet toujours de distinguer Hamilton, Smith et Van Vogt de Poul Anderson, mais il n'y aura plus alors que Vinge (un Feu sur l'abîme) et Simmons aussi sans doute du côté des “quasi-divins” tandis que tous les autres écrivains modernes se retrouveront dans le camp de la SF “rationnelle”…

En tout cas, ce qui est certain, c'est que le Signe du Chien s'inscrit dans la lignée de Van Vogt et n'a rien à voir avec les œuvres de Poul Anderson. Certes, les romans d'Anderson sont linéaires, mais ils ne font jamais appel à des super-pouvoirs ou des super-gadgets pour contrer d'autres super-pouvoirs ou super-gadgets. Dans le space operaétatsunien depuis Anderson, le mode narratif “rationnel” fixe des limites à ce qu'on peut faire avec les technologies qu'on invente pour les besoins de l'histoire. Essentiellement, les auteurs se privent délibérément de la possibilité de faire comme dans Star trek et d'inventer un nouveau gadget ou une nouvelle application chaque semaine ; la règle du jeu, c'est de définir très tôt les limites d'une technologie et de jouer avec sans les violer, selon des termes compréhensibles.

Si la SF française n'a jamais vraiment décollé, c'est peut-être bien parce qu'elle a préféré s'inspirer de Van Vogt que d'Anderson, de Dune plutôt que de l'Anneau-monde, de la Guerre des étoiles plutôt que de Bladerunner. Dans cette optique, les univers mous des écrivains français des années 70 et 80 ne sont que l'extension logique de cette préférence culturelle déjà manifeste au niveau du space opera dans les années 60. (Voir la Naissance des dieux et Ortog pour deux des meilleures réussites de cette approche…)

Du moins, je suis d'accord quand Bozzetto mentionne « une dénonciation des manipulations qui rappelle un peu l'univers dickien, mais sans la dérive fantasmatique de Dick », même si j'aurais plutôt eu tendance à penser penser au Congrès de futurologie de Stanisław Lem — nous avons tous nos références privilégiées — sauf que Hougron n'ébauche que deux ou trois pas dans cette direction, avant de s'arrêter bien vite.

Bozzetto conclut : « Pour la SF française de l'époque, un ouvrage des meilleurs, qui sent le travail d'écrivain de metier. Mais, à le lire, aujourd'hui, on en voit les limites, les présupposés et l'idéologie. » Malheureusement, Bozzetto n'explicite pas ce qu'il entend par là. Quelles sont les limites, les présupposés et l'idéologie qu'il y perçoit lui, selon ses propres limites, présupposés et idéologies ? Si on se veut critiue, il faudrait tout de même consentir à se mouiller un peu… tout de même !

Bozzetto termine : « Et si on le compare alors aux productions standards actuelles chez J'ai Lu ou les récents Denoel, on verra que la SF s'est terriblement raffinée, qu'elle a multiplié ses angles d'attaques de la réalité, et que la rhétorique narrative est bien plus (et parfois trop) sophistiquée. »

Encore une fois, je regrette que Bozzetto ne cite pas les œuvres auxquelles il pense. Ainsi, si on compare Hougron à Léourier, on voit bien qu'Ursula K. Le Guin est passée par là, depuis 1961, mais je n'oserais affirmer que Léourier est toujours supérieur au Hougron du Signe du Chien. Du côté d'Ayerdhal, chez J'ai Lu aussi, on perçoit également l'effet Le Guin, doublé bien sûr de l'effet Herbert. Le résultat est en effet une SF un peu plus fine, un peu plus nuancée dans ses jugements moraux, un tantinet plus complexe dans ses jeux de pouvoir. Mais quant à Denoël… J'ai du mal à identifier un roman récent de SFF chez Denoël qui relèverait du space opera, même de loin…