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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 16 New legends

Keep Watching the Skies! nº 16, janvier 1996

Greg Bear & Martin H. Greenberg : New legends

anthologie de Science-Fiction inédite en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Sommes-nous dans le creux de la vague ? La dernière vague à faire déferler ses polémiques sur la S.-F. s'est produite il y a dix ans déjà, et semble aujourd'hui assez étale pour s'abréger en c-punk. Quinze ou vingt ans auparavant, la new wave était passée… non sans laisser des traces sur le genre, sous forme d'une couche sédimentaire de procédés littéraires et de points de vue. Tout comme la S.-F. d'aujourd'hui digère encore les images qui lui ont été léguées par Gibson, Sterling, et leurs émules. Au pire, Gibson aura fondé un nouveau sous-genre — au mieux, il aura fourni aux générations futures d'écrivains des motifs sur lesquels broder.

La S.-F. ne semble pas connaître d'évolution spectaculaire à l'heure actuelle, mais le processus d'intégration de ces nouveaux éléments n'est pas moins important. J'avoue une faiblesse personnelle pour les périodes “décadentes” d'un art, quand ceux qui le pratiquent, dépourvus de la volonté ou de la capacité d'opérer une rupture radicale avec les formes établies, se contentent de les pousser jusqu'à leur extrémité, ce qui les amène à un maximum de complexité.

New legends me semble participer de cette atmosphère. Le livre me rappelle l'architecture postmoderne, à voir comme il amalgame des nouvelles qui, en dépit de leur copyright 1995, relèvent à l'évidence de diverses strates historiques de la S.-F. Par exemple, "Coming of Age in Karhide" d'Ursula K. Le Guin, ne fait qu'ajouter un codicille à la description de Gethen donnée dans la Main gauche de la nuit — avec des descriptions un peu plus réalistes que celles qu'on aurait osé publier à l'époque. Nouvelle aussi émouvante que captivante, elle supporte pourtant en tout point la comparaison avec les autres textes du retour à “l'espace” que l'auteur opère en ce moment, après de longues années passées à prétendre qu'elle ne pouvait plus écrire de S.-F.

Robert Sheckley et Robert Silverberg livrent aussi des nouvelles qui ne sortent pas de leur registre coutumier ; Silverberg intercale un dialogue avec un futur incroyablement lointain dans la vie contemporaine d'un archéologue, Sheckley exerce sa verve satirique sur l'immigration des extra-terrestres, en oubliant hélas les intrigues éblouissantes qu'il savait construire dans les années 50.

De même, des nouvelles comme "Scenes from a Future Marriage" (James Stevens-Arce) ou "When Strangers Meet" (Sonia Orin Lyris) auraient pu, à peu de choses près, se trouver dans les pages de la série Orbit (que dirigea Damon Knight de la fin des années 60 à celle des années 70).

New legends, c'est original, organise sa table des matières par thème, et la section titrée "Win, Lose or Draw" me paraît particulièrement intéressante. Greg Abraham est un nouvel auteur dont le texte, "Gnota", tire son décor des informations d'aujourd'hui (guerre dans les Balkans et greffes d'organes transspécifiques). Par contre, autant "Rorvik's War" de Geoffrey Landis que "Radiance" de Carter Scholz évoque le spectre de la Guerre Froide, que l'on croyait avoir enterrée pour de bon en 1989. Il est bon de se rappeler à cette occasion que le pivot du dernier tiers de L'envol de Mars, de Greg Bear lui-même, est la tension de la Destruction Mutuelle Assurée (transposée sur une dispute entre Mars et la Terre à coup de super-science).

Bien entendu, Landis et Scholz montrent qu'ils se rendent compte des changements géopolitiques que nous avons connus. "Rorvik's War" ne passe pas beaucoup de temps à expliquer le retour de l'état de guerre entre USA et Russie — le texte se borne à nous foutre une bonne trouille, et quand on peut se remettre à réfléchir, on se rend compte que les doutes que l'on nourrit font partie du plan de l'auteur. Un chef-d'œuvre de paranoïa dramatique, que Phil Dick aurait apprécié. Carter Scholz, qui n'écrit plus guère de S.-F., décrit la vit quotidienne des scientifiques de façon aussi convaincante que Gregory Benford dans un Paysage du temps. Son portrait à peine voilé des Lawrence Livermore Laboratories (fruit d'une collaboration entre le Pentagone et l'Université de Californie, ce sont eux qui mettent au point une bonne partie de l'arsenal américain) brille par l'usage du langage littéralement parlé, qui reflète la confusion et les luttes d'influence dont les conversations réelles sont le théâtre. Il se livre à une critique féroce d'un establishment militaro-industriel qui a perdu sa raison d'être, mais fait tout pour survivre. Si Landis et Scholz nous font tous deux douter de la réalité via les simulations informatiques, Benford nous remet les pieds sur… terre ? Son article, situé après les deux nouvelles, rapporte des anecdotes tirées de son propre séjour à Livermore, et esquisse la dialectique entre science et S.-F. à l'aurore de l'âge atomique.

Je ne voudrais pas donner l'impression que les legends choisies par Bear n'ont rien de new. On y trouve des textes intemporels ; et d'autres qui sont marqués par notre époque. En dehors d'Abraham, "Choices" de Mary Rosenblum et "A Desperate Calculus" de Sterling Blake traitent des thèmes médicaux qui ont pris tant d'importance aujoud'hui. Ce qui ne veut pas dire qu'elles se démoderont nécessairement ; Blake en particulier maîtrise magnifiquement tant la forme que l'intrigue.

On pourrait argüer que le cœur de la S.-F. se réduit à de la métaphysique habillée de mathématiques. "One", de George Alec Effinger, ne m'a pas paru bouleversant dans son approche de la transcendance (et l'introduction de Bear est quelque peu naïve, ou — le comble ! — de mauvaise foi quand elle prétend que la nouvelle est restée si longtemps inédite à cause de son idée dangereuse. Que diable, nous ne sommes plus à l'époque de Dangerous visions !) L'émotion religieuse est bien mieux rendue dans "Recording Angel" de Paul J. McAuley, malgré l'absence de tout dieu explicite. Le récit est donné de façon stroboscopique par un homme qui n'arrive pas encore à comprendre ce qui lui arrive, et ce qui arrive à sa ville, qui ressemble fort à la cité sacrée hindoue de Bénarès, même s'il est hasardeux de parler d'hommes à propos des créatures du futur inimaginablement lointain dans lequel se déroule l'histoire. Tout était calme, avant qu'arrivent les cosmonautes du passé, qui croient encore que le futur est fait de changements…

En mathématicien que je suis, j'ai gardé pour la fin les nouvelles les plus hard — je ne puis m'empêcher d'utiliser cette étiquette, malgré le refus que Bear lui oppose dans son introduction, « because that phrase has been so abused and misused. Each story must engage strong emotions ». Les émotions fortes peuvent naître de l'excitation intellectuelle, et si les savants extra-terrestres du monde géométriquement bizarre créé par Benford dans "High Abyss" rappellent d'un peu trop près les fameux observateurs idéaux des expériences par la pensée de la physique, ils sont prêts à mourir en quête de la vérité — comme Le Guin, Benford arpente son territoire traditionnel, mais là encore, il n'y a pas de quoi se plaindre.

Poul Anderson se sert de l'imagerie mathématique contemporaine, celle des fractals, dans un texte qui démarre comme une histoire Campbellienne, une histoire de problème à résoudre (voyons : soient un couple naufragé sur une lune de Saturne, leur vaisseau étant inutilisable, disposant de n heures d'oxygène…), mais glisse en territoire dickien avec sa peuplade de robots fous lancés dans une recherche pour le sens de la vie. Anderson rachète par son imagination les manques de subtilité qu'il peut présenter, et "Scarecrow" restera dans les mémoires. Le livre s'achève avec une nouvelle du jeune prodige australien, Greg Egan, et une nouvelle fois, chapeau bas : il y a dans "Wang's Carpets" à la fois un futur lointain, la réalité virtuelle, du clonage, du voyage dans l'espace, et la communication avec une mystérieuse espèce étrangère grâce à une théorie mathématique non-triviale.

S'il fallait nous rassurer sur la vitalité de la S.-F., ce texte habile et brillant à lui seul suffirait : il utilise autant la tradition que les derniers développements de la S.-F., comme le fait l'anthologie dans son ensemble. On ne peut pas dire qu'elle n'offre que des chefs-d'œuvre ; mais plus de la moitié des nouvelles me paraissent excellentes, du niveau des sélections Best of the Year — et pour une anthologie composée d'originaux, ce n'est pas mal du tout.