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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 13-14 les Voyages thanatologiques de Yan Malter

Keep Watching the Skies! nº 13-14, juillet-août 1995

Jean-Pierre April : les Voyages thanatologiques de Yan Malter

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Voyages immobiles

La mort est à la mode chez nos auteurs francophones de SF.

Sans parler des Thanatonautes de Werber, c'est ce que la lecture des romans d'anticipation de la collection "Sextant" chez Québec/Amérique tend à nous apprendre. Les deux derniers surtout, soit Lame et les Voyages thanatologiques de Yan Malter, se déroulent ostensiblement aux marges de la vie et de l'après-vie. Dans Lame, Esther Rochon décrivait une vie dans les enfers et une renaissance. Joël Champetier explorait les visages de la mort dans notre réalité à la faveur de La Mémoire du lac tandis qu'Élisabeth Vonarburg préparait l'accouchement d'une nouvelle intelligence à la fin des Voyageurs malgré eux.

Dans les Voyages thanatologiques de Yan Malter, Jean-Pierre April met en scène un auteur, Yan Malter, qui a péri lors de recherches sur l'après-vie, mais dont une mémocopie survit dans une boîte noire. Pour qu'il revive, sa fille Mira consulte un réanimateur, Jan Tepernic, qui la convainc de participer à la vie imaginaire de son père afin de le persuader de reprendre contact avec la réalité. Mais, à cent dix ans, Mira est incapable de résister aux rigueurs du voyage thanatologique et elle meurt dans le laboratoire de Tepernic.

Dès lors, il ne reste plus que les simulacres (en admettant que cette première partie de l'histoire n'en était pas). Mira rejoint son père dan sa réalité virtuelle et même Tepernic est recréé le temps d'assurer une transition entre la vie et l'après-vie. Quand Mira découvre qu'elle est sans doute morte, elle se lance à cinq siècles dans l'avenir, heureuse d'avoir retrouvé son père mais désireuse d'œuvrer pour le futur de l'humanité. Cependant, au vingt-deuxième siècle finissant, son père réussit à libérer les esprits d'anciens savants asservis et à relancer la civilisation, mais l'entropie rattrape tout et tous. A la fin, il ne reste que des rats mutants qui croquent des gélules neuronales contenant la personnalité en conserve des derniers humains et qui s'interrogent sur la réalité de ce que leurs pseudo-personnalités ressentent…

C'est curieux de constater quels points communs relient les œuvres des trois vétérans de la SFQ qui ont publié chez Québec/Amérique dans la collection Sextant, c'est-à-dire Jean-Pierre April, Esther Rochon et Élisabeth Vonarburg. Tous les trois ont commencé par s'inspirer d'œuvres plus courtes parues antérieurement. Dans le cas de Vonarburg, il s'agit surtout des nouvelles du cycle du "Pont du froid". Dans le cas de Rochon, il s'agissait de deux nouvelles, "Devenir vivante" et "L'Entrée des enfers", publiées assez récemment, somme toute. Dans le cas d'April, celui-ci se contente de citer comme influences formelles deux nouvelles parues dans La Machine à explorer la fiction, qui remonte à 1980 ou plus tôt encore, tout comme les textes originaux de Vonarburg. Une ou deux, ça passe encore, mais trois fois de suite, cela porte à s'interroger, d'autant que Joël Champetier, le quatrième auteur de SF Québécoise chez Sextant, et le seul à représenter la jeune relève, a rédigé un ouvrage entièrement neuf et original par rapport à son œuvre antérieure.

Certes, April, Rochon et Vonarburg appartiennent à la première génération de la SFQ — ils sont nés tous les trois à moins de douze mois d'écart entre l'été 1947 et l'été 1948 — mais on peut se demander ce qui les a poussés à effectuer un tel retour sur leur propre imaginaire. Certes, ces quadragénaires endurcis ont l'âge de s'interroger avec une nouvelle acuité sur la vie et la mort, mais Vonarburg a plutôt brossé dans les Voyageurs malgré eux une uchronie québécoise et le thème de la mort est resté discret, même si l'héroïne doit en arriver à composer avec le fait de la mort de son père. La panne d'inspiration est-elle si aiguë que la seule solution soit de récupérer et de recycler des idées exploitées précédemment ? Serait-ce que les occasions trop rares de publier des romans de SF au Québec les aient empêchés d'explorer à fond les mondes imaginaires ébauchés au temps de leur jeunesse ? Ou s'agit-il plutôt de revisiter les premières amours à la lumière de l'expérience ? Chez April, en fait, on retrouve des allusions à de nombreux fragments passés de son imaginaire, parfois sous la forme lapidaire de néologismes comme "mémoribond", parfois sous la forme de reprises plus complètes de décors et de personnages. Comme chez Vonarburg, où les extraits pèsent pourtant moins lourds dans le cadre d'un roman deux fois plus long, le roman d'April relève parfois de l'anthologie de morceaux choisis, ou plutôt du repiquage… D'ailleurs, à l'origine, le projet des Voyages thanatologiques de Yan Malter était un recueil de nouvelles inédites sans être originales. Après retravail, April les a soudées pour en faire un roman.

Ce qu'on peut aussi remarquer chez ces trois auteurs, c'est que leurs romans ne nous offrent que des décors, dans le sens où ils sont plus ou moins construits, dans un contexte de mondes multiples et de réalités incertaines. (Cette thématique est entièrement absente chez des auteurs plus jeunes de SFQ qui ont livré des ouvrages importants ces dernières années, tels Joël Champetier ou Daniel Sernine.) Dans les Voyageurs malgré eux, tout le Québec uchronique du roman n'est qu'une invention, dont les détails changent sans cesse, et qui s'inscrit elle-même dans le réel aux multiples possibilités rendues concrètes et accessibles par le Pont du froid. Dans Lame, les différents enfers sont réels mais non immanents ; leur lieu est régi par un roi qui a aménagé son royaume pour accueillir, moyennant rétribution adéquate, les damnés d'une multiplicité de mondes parallèles. Chez April, c'est encore plus net : la narration traverse une succession de simulacres sans jamais trancher quant à leur réalité ultime ; il y a plusieurs versions du présent et même du passé, et tout pourrait n'être que fiction. (Ce thème était à la mode lors des débuts de la SFQ ; un autre écrivain de cette génération, Alain Bergeron — qui est né en 1950 — y a sacrifié dans un Été de Jessica.)

Que faut-il en conclure ? Ces trois thèmes — l'après-vie, le recyclage des fictions passées, les réalités incertaines — concourent à ramener le lecteur au livre en tant qu'objet littéraire et non à l'histoire qu'il pourrait contenir ou aux réflexions qu'il pourrait proposer. Les tenants du "mollo basic" — étiquette qu'on donne au Canada francophone à une science-fiction qui privilégie l'histoire, une narration plus classique et un plus grand rôle de la rationalité scientifique — ont parfois fait grief à leurs prédecesseurs d'avoir favorisé la qualité littéraire aux dépens de la narration et des idées. En fait, le défaut majeur de ce type d'histoire m'a toujours semblé être l'ébahissement exagéré face au concept de la fiction dans la fiction et la concentration sur le superficiel au détriment des effets de profondeur — qui, il est vrai, exigent un peu de recherche préalable et une certaine réflexion pour en venir à bout correctement. Cependant, c'est le roman d'April qui est le plus clairement des trois un texte délibérément métafictionnel.

L'ouvrage d'April, en reprenant les thématiques du baroque et de l'oxymoron développées dans nombre de ses nouvelles antérieures, verse à l'excès dans le jeu des simulacres. Ce serait un hommage à Dick, mais, chez Dick, les plans de réalité successifs portent en général la même charge de réalité alors que, chez April, ils portent plutôt une même charge d'irréalité. Les personnages, réduits à l'état de ramassis mémogéniques en dissolution, n'ont pas l'épaisseur qu'il faudrait pour retenir l'intérêt du lecteur. Yan Malter est l'alter ego de l'auteur, mais les comparses comme Mira/Moira, le réanimateur Jan Tepernic [Jan Peter (nic) = Jean-Pierre] ou le comploteur Joss Simson sont à peine des faire-valoir, aux motivations uniques. Les jeux de mots du narrateur, de Malter, de Tepernic et de Moira se ressemblent d'ailleurs, renforcant l'impression du lecteur qui peut croire être tombé dans le monde exclusivement intérieur d'un seul auteur.

Le monde extérieur est pareillement limité chez April. Les mêmes éléments de décor — chambre d'hôpital, laboratoire, instruments technoscientifiques, ville déglinguée — se retrouvent pour l'essentiel à chaque modification de la réalité. De plus, leur construction n'emporte pas la conviction. Quand Tepernic veut retenir Mira chez lui, il la bombarde d'arguments : elle ne peut pas sortir parce que les rues grouillent de rats affamés, parce qu'une greffe de poumons prendrait trop de temps, parce qu'il a le médicament nécessaire sur place… Pourtant, plus tard, il semblerait bien que des tunnels passent sous les rues, qu'on peut se faire escorter par des dératiseurs si on en a les moyens et qu'il y a encore des véhicules. Néanmoins, alors qu'il y a urgence — les poumons de Mira sont sur le point de flancher — et que la vieillarde s'est déjà bien rendue sans encombre jusqu'au laboratoire de Tepernic, Mira se voit forcée de rester sans bonne raison, sauf la volonté arbitraire de l'auteur.

Plus loin, il sera question de rats mutants capables d'absorber des personnalités humaines entièrement contenues dans des gélules neuronales de taille réduite. Pour le lecteur le moindrement informé, il faudra plus qu'une simple allusion à la réalité des ondes spirituelles pour y croire, pour l'avaler — il y a tout de même loin des ondes spirituelles à la substance de la mémoire, surtout dans un cadre supposément science-fictif.

Ainsi, le monde qu'April nous présente comme étant le vrai apparaît comme un autre décor, ni plus ni moins consistant que les autres. Les amateurs d'histoires qui ne reposent pas comme ici sur le vertige des mises en abîme successives risquent de ne pas apprécier.

Cependant, il faut dire à la décharge d'April que ce roman plaira à ceux qui s'éclateront sur un feu roulant d'idées, de raisonnements acrobatiques et de retournements en série. La verve aprilienne n'a jamais été plus étincelante dans certains passages, même si on peut se lasser de ses mots-valises et de son emploi systématique de l'oxymoron, à la fois comme figure de style et comme transformation de l'intrigue en suite de rebondissements imprévus. April accumule les inventions, les gags verbaux, les idées et les envolées. Certains aimeront. D'autres déploreront l'absence de l'échafaudage qui permettrait au texte de mieux résister à un examen rapide, sinon prolongé et approfondi.

Il y a toujours eu deux courants chez April ; une tendance plus humaniste, comme dans "Impressions de Thaï Deng", et une tendance plus littéraire ou formelle, comme dans "Télétotalité". Il a maintenant livré un roman correspondant à chaque tendance, car Berlin-Bangkok relevait clairement de sa science-fiction plus humaine, mieux ancrée dans le réel. Avec les Voyages thanatologique de Yan Malter, c'est le second courant qui fait surface et j'avoue que je préfère le premier roman d'April… en attendant son troisième.