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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 13-14 Theophano 960

Keep Watching the Skies! nº 13-14, juillet-août 1995

Pierre Stolze : Theophano 960

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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C'est dommage que le Fleuve Noir n'utilise plus l'étiquette "Del!rius" (ou était-ce "Delirium" ?) pour sa collection "Anticipation". Au moins, le lecteur saurait à l'avance que Stolze veut l'entraîner dans un délire verbal et imagier.

Or, en littérature, le délire n'est pas nécessairement mauvais. On a souvent dit qu'il y a un grain de folie dans le génie, et l'exploration des fantasmes personnels peut être géniale. Toutefois, s'il n'y a pas un grain de génie dans la folie, on se retrouve en train de patauger dans les obsessions d'autrui et le propre de ses obsessions, c'est qu'elles n'intéressent en général personne d'autre.

Dans le cas de Stolze, et plus spécifiquement dans le cas de ce roman, les obsessions se laissent aisément identifier : juxtapositions historiques, la femme comme objet sexuel, la fiction dans la fiction grâce à des pouvoirs démiurgiques et le jeu des réalités emboîtées. C'était déjà évident dans son roman publié chez J'ai Lu, Marilyn Monroe et les samouraïs du Père Noël. Stolze confirme dans celui-ci qu'il ne sait faire autre chose que s'abandonner tout pantelant à ses fantasmes.

Le roman démarre en l'an 960, alors que Nicéphore Phocas, général byzantin, prépare la conquête de la Crête pour les beaux yeux de l'impératrice Theophano, pute de Constantinople. Mais il s'agit d'un scénario de réalité virtuelle : Phocas est en fait un commissaire-priseur nommé Bart Crew, tandis que Theophano est jouée par Eva Inini, magnate interstellaire des produits de beauté.

Mais Bart Crew basculera vite dans une réalité secondaire, suivi par une ribambelle de personnages aussi creux les uns que les autres. Il s'avérera que cette réalité modelée à partir des fantasmes des personnes capturées (tiens, tiens…) est la création d'un extra-terrestre dotée d'immenses pouvoirs télépathiques et démiurgiques. (Cet extra-terrestre n'a que 52 congénères connus et leurs origines, la nature de leurs pouvoirs ou leurs buts resteront essentiellement inconnus.) Comme il faut bien faire 180 pages pour être publié au Fleuve Noir, Stolze a ajouté quelques personnages supplémentaires — policier pris au milieu d'une enquête, architecte d'origine chinoise, chaman de la Terre en ruines, investigateur en mission — et plutôt superfétatoires. Une description anthropologique d'une séance vaudou, un combat entre un dragon et un pygargue et un extrait de rapport sur les extraterrestres en question complètent le roman… Plus la mission couronnée de succès qui permettra à tout le monde de regagner son monde d'origine.

L'intrigue avance donc à la va-comme-je-te-pousse et regorge d'incidents inutiles. L'écriture est utilitaire, sans plus. Les personnages manquent absolument de consistance ; en gros, ils se réduisent à des points de vue baladeurs, munis de quelques traits caricaturaux qui suffisent à les différencier les uns des autres (enfin, presque). Les justifications scientifiques et la mise en valeur spéculative manquent tout à fait à l'appel ; les pouvoirs des extraterrestres sont illimités et de source inexplicable.

On pourrait se croire dans un roman de Jean-Pierre April, mais ce dernier a plus d'esprit et d'intelligence, et ce livre rappelle surtout celui que signait Yves Ramonet chez Denoël il n'y a pas si longtemps. (Mais Stolze n'a pas la plume de Ramonet, non plus, hélas.) En fait, on apprend à la fin de Theophano 960 qu'Eva Inini a rédigé un récit portant le même titre. Il n'y a pas identité, car les livres sont différents (et l'auraient été encore plus si le titre original, Rage d'images, avait été conservé), mais on peut néanmoins dire : « Bonjour la métafiction ! »

Ai-je trouvé comment dire du bien de ce livre ? Oui. La couverture, signée Mandy, a de la gueule.

Bref, ce genre de jonglerie avec les réalités a déjà été fait avec infiniment plus de talent par d'autres, dont Dick et Jeury. Il n'y a pas l'ombre d'une idée poursuivie avec un tant soit peu de rigueur logique. Il n'y a pas de personnage central dont les agissements structureraient l'histoire. Bref, c'est d'une insignifiance à faire regretter Julia Verlanger ou Alain le Bussy, deux écrivains qui savent au moins comment ficeler proprement une histoire.

On pouvait s'attendre à beaucoup mieux de la part de quelqu'un venant de compléter un doctorat sur la science-fiction, donc, pour les espoirs déçus, deux trous noirs.

Notes

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 15.