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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 13-14 le Retour

Keep Watching the Skies! nº 13-14, juillet-août 1995

Orson Scott Card : le Retour

(Earthfall)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Dieu, pour Card, est plus que jamais Le Père. L'obsession pour les structures familiales foisonnantes qui se manifeste depuis des années dans son œuvre rejoint ici son emploi tout aussi constant de la religion. Quand Nafai, Volemak et leur clan arrivent sur Terre (oui ! au quatrième volume d'une série de cinq au cours de laquelle on nous a rebattu assidûment les oreilles de la Terre des Origines, on arrive finalement à en fouler le sol) et rencontrent les espèces intelligentes qui y ont évolué depuis quarante millions d'années, ils deviennent à la fois leurs dieux et leurs parents symboliques — explicitement. Card ne sort pas de ses conceptions patriarcales, mais il semble oublier pendant les deux tiers de son livre que ses religions de référence sont celles, justement, du Livre, pour entonner des couplets sur l'inanité qu'il y aurait à apprendre à lire aux enfants futurs des robustes pionniers. Mais voici que le Livre de Mormon, avec son texte imprimé sur feuille d'or et un alphabet mis au point pour l'occasion, refait son apparition sous la plume de Nafai, homme aux talents décidément multiples. A cette occasion, nous aurons droit à un festival d'invraisemblances — saisi par le besoin d'écrire à la hâte et en solitaire son ouvrage d'édification des générations futures, Nafai se livre à une robinsonade au cours de laquelle il se fait géologue, mineur, métallurgiste, et orfèvre avant d'aiguiser sa plume. Enfin, son poinçon. Tout cela dans l'espace de quelques jours, tandis que les femmes du clan s'entraînent à coudre à l'aide d'aiguilles en os, parce que les aiguilles d'acier apportées de Basilica ne seront bientôt plus qu'un souvenir. Mais enfin, ce sont des femmes, c'est bien normal qu'elles souffrent un peu, n'est-ce pas ?

Récapitulons : tout le clan de Volemak s'est embarqué dans un vaisseau spatial dont le voyage long de plus de dix ans (subjectifs) va les emmener sur Terre. Grande question : qui va dormir, et qui va avoir l'occasion de faire grandir ses enfants ? On ne sera pas surpris d'apprendre que Nafai réussira de justesse à échapper aux machinations de son vilain grand frère, Elemak. Arrivés sur Terre, il faut apprendre à communiquer avec les races autochtones, "anges" et "fouisseurs", qui ont évolué à partir respectivement des chauves-souris et des rats. Et régler quelques vieilles rancœurs suscitées par les liaisons adultérines des uns et des autres…

Ce roman, plus encore que les précédents, se lit comme une suite de nouvelles, ou de tragédies (Card y retrouve plus que jamais ses racines d'auteur dramatique). Ses meilleures scènes ont lieu cette fois-ci sur le vaisseau, sans doute parce qu'elles mettent en scène des protagonistes enfants, véhicule préféré de l'auteur, et un déchaînement des passions les plus basses mêlées à des étincelles de grandeur. Mais je commence à en avoir assez du motif du héros (Nafai en l'occurrence) qui tire sa grandeur de l'intensité de la torture qu'il subit (on avait déjà vu cela dans le Prophète rouge, et même dans une nouvelle des débuts, "A Thousand Deaths"). Eh oui, Nafai est Dieu, mais il n'est pas, lui, le père (c'est Volemak qui tient ce rôle, avec Elemak dans celui d'un Esaü qui n'aurait pas reçu assez de lentilles), et il doit donc encaisser quelques crucifixions. Heureusement, les légions d'anges — sous les espèces du Starmaster's Cloak — pratiquent un interventionnisme fort peu évangélique.

Quand on atterrit, les choses s'embourbent. Les familles s'installent dans la routine (à un tueur fou près — les femmes ont du mal à garder leurs aiguilles en acier, mais lui n'a pas besoin de dépouiller beaucoup de bottes de foin pour dénicher la hache qui lui sert à laisser libre cours à ses pulsions). Card a l'habitude de relancer ses séries en introduisant de nouveaux personnages qui assurent l'intérêt de l'intrigue, beaucoup plus que les vétérans des romans précédents (voyez les bâillements que suscite dans Xénocide la prestation d'Ender comparée à celle de Qing-jao). Les personnages tirés des rangs des anges et des fouisseurs auraient pu tenir ce rôle, mais Card ne leur laisse pas le temps de se développer (qu'ils soient gentils ou méchants, au demeurant) alors que leur astuce, et leur courage face au bouleversement de leur vie que représente l'arrivée des Anciens (les humains), auraient pu donner la matière de beaux développements. Les anges, en particulier, naissent tous jumeaux, leurs noms et leur société en portent la trace. Il y aurait eu des drames superbes à placer sur la fascination — et la perte — de son double, des comédies innombrables fondées sur les confusions, et Card en profite-t-il ? Que nenni ! Il se borne à donner une explication (un peu emberlificotée) des particularités de la situation biologique qui, comme dans la Voix des morts, comporte une relation symbiotique d'une complication invraisemblable au regard du temps écoulé, mais soit… la SF sait se contenter de cadres scientifiquement flageolants, si les histoires qu'elle y met en scène sont prenantes.

Sans doute en cette fin de saga (et c'était déjà le cas, à un moindre degré, dans le volume précédent) Card se trouve-t-il à court de nouveauté, après le point culminant atteint lors du deuxième volume. Le même profil qualitatif se retrouve dans la série (temporairement ?) inachevée d'Alvin Maker, qui traitait pourtant un matériau autrement plus coloré.

Card, donc, tire un peu à la ligne du point de vue du mordant dramatique. Ses penchants idéologiques en ressortent d'autant plus. A la lecture du premier volume, on pouvait croire que Nafai & Co partaient pour la Terre afin d'en ramener une mise à jour, nécessaire depuis belle lurette, de leur vaillant Oversoul local, un peu fatigué par ses quarante millions d'années de bons et loyaux services informatiques (quand on pense que nos disquettes de Mac ont du mal à passer le cap des cinq ans, on est tout prêt à lui pardonner !). Tout cela est oublié dès le pied posé sur la mère-planète : il faut coloniser, ensemencer champs et épouses…

Point marquant de l'idéologie de Card, sa conception… euh… matricielle du rôle de la femme. Conception qui semble se mêler parfois à des haines mal élucidées. Ainsi les imprécations toujours aussi violentes contre l'adultère et ceux qui le commettent, qui devraient en bonne justice être mis à mort (et on sent bien que si les femmes n'écopent pas du châtiment ultime, pour raison de leur statut féminin, leur responsabilité dans le péché est bien primordiale). J'ai déjà parlé des incohérences métallurgiques entre haches et aiguilles ; Card en rajoute dans l'aveuglement pudibond quand il évoque les problèmes de limitation des naissances en faisant semblant d'ignorer l'existence de méthodes parfaitement naturelles de sexualité sans conception. En filigrane, il y a toujours l'idée qu'une épouse non seulement est, mais doit être soumise et inférieure au mari ; si par malheur elle se montre meilleure, son autorité et son amour-propre en seront frappés à mort (voir le cas de la reine des rats… pardon, des fouisseurs). Autre détail révélateur : alors que les naissances gémellaires jouent un rôle capital, dans la société des chauve-souris… pardon, des anges, il est souvent question de l'otherself des mâles, de comment il est considéré comme mari de l'épouse de son jumeau… mais jamais un mot n'est soufflé d'un éventuel otherself des femelles ! Comme si la femme ne pouvait être un sujet (mais seulement un objet, eh oui). Faut-il supposer que seuls les mâles naissent par paires ? Mais que penser d'un mécanisme de préservation de l'espèce qui préserve le nombre des mâles, et non celui des femelles, pourtant beaucoup plus essentielles pour assurer la propagation de la race ?

Vous l'avez deviné : cette fois-ci, malgré quelques passages puissants, Card n'a pas su me tenir suffisamment pour calmer mon agacement. Au-delà du caractère rabâché de ses conceptions religieuses, pointent des idées plus inquiétantes : dans son univers, toutes les religions sont en un sens fausses, puisque dépourvues de tout côté surnaturel en dépit des croyances de leurs fidèles. Pourtant, leur existence est essentielle pour des raisons de survie du corps social (voire biologique, dans le cas des anges et des fouisseurs). J'y verrais presque l'écho du catholicisme utilitaire et athée d'un Charles Maurras. Ce qui n'est pas une référence bien honorable. Contentons-nous de conclure que les lecteurs qui en sont déjà à ce point dans la série ne pourront sans doute se passer de lire ce livre ; les autres commenceront par le premier (dont une traduction française est désormais disponible).