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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 13-14 Force ennemie

Keep Watching the Skies! nº 13-14, juillet-août 1995

John-Antoine Nau : Force ennemie

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Sébastien Cixous

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Veuly, poète maudit, éprouve le désagrément de se réveiller dans un asile d'aliénés, où il a été admis comme pensionnaire. Partiellement frappé d'amnésie, il ne peut se remémorer les instants qui ont précédé son arrivée à l'hôpital de Vassetot. Il apprend tout de même d'un gardien que son internement a été sollicité par son cousin Elzéar Roffieux, dans le but avoué de le sevrer de ses penchants éthyliques. En réalité, victime d'un parent jaloux et intéressé, le narrateur devient la bête noire de l'épouvantable Dr Bid'homme, psychiatre colérique, qui, entre deux insultes recherchées, inflige des traitements inhumains à ses patients.

Afin de s'extirper de ce pétrin, Veuly tente d'impressionner favorablement le directeur de l'asile. Mais l'opération se révèle délicate car le poète s'aperçoit, non sans malaise, qu'il est habité par un corps étranger. Cette “Force ennemie” se nomme Kmôhoun, extra-terreste désincarné qui a fui les conditions de vie insupportablement rigoureuses de sa planète natale, Tkoukra. Et il n'est pas facile de cohabiter avec un esprit malin qui n'hésite pas à vous faire accomplir des actes insensés, prononcer des paroles extravagantes ou encore hurle dans votre tête lorsqu'on s'adresse à vous. Le voeu le plus cher de Veuly consisterait surtout à concrétiser son amour pour la fragile Irène, détenue dans le pavillon des femmes, tout en la protégeant des instincts de l'ignoble Kmôhoun…

C'est grâce à ce roman injustement oublié que John-Antoine Nau, pseudonyme d'Eugène Torquet, obtint le premier prix Goncourt en 1903. Le fait qu'il s'agisse d'un roman de science-fiction peut surprendre, mais s'explique aisément par la présence des frères Rosny, de Karl-Joris Huysmans et Léon Daudet parmi les membres du jury. S'il est plus qu'improbable qu'une autre œuvre science fictive soit couronnée par l'Académie Goncourt, l'exploit de "Force ennemie", de par son importance historique et sa valeur symbolique, mérite d'être cité en référence, ne serait-ce que pour moucher les prétentieux qui surestiment ce pseudo-prix, tout en dédaignant notre genre favori.

L'expérience démontre, hélas, qu'aucune distinction ne justifie à elle seule l'acquisition d'un ouvrage, aussi convient-il d'examiner plus attentivement son contenu.

Comment ne pas établir un parallèle entre les premières pages de Force ennemie et l'œuvre de Kafka, qui est, je le rappelle, postérieure à celle de Nau. Tout comme dans la Métamorphose ou Le Procès, le roman débute par le réveil du héros, confronté à une situation aussi cauchemardesque qu'incompréhensible. Grégor Samsa se découvre métamorphosé en cancrelat ; Joseph K. est arrêté pour un crime dont il ignore tout ; Veuly interné pour un motif mystérieux.

Mais aussi percutant que soit le point de départ de ce récit, son rythme faiblit chapitre après chapitre, grevé par la présentation souvent laborieuse des pensionnaires peuplant l'univers hallucinant de cet asile. La parole est interminablement abandonnée à des personnages frustres dont le langage altéré rend parfois la lecture éreintante.

Dès lors on s'interroge : ce roman aurait-il irrémédiablement subi les outrages du temps ? Eh bien non ! Au moment où le découragement semble victorieux, la Force ennemie se réveille et entraîne dans son sillage un lecteur revigoré qui la suivra jusqu'à la dernière page. En effet, ce récit articulé en trois parties ne devient véritablement prenant qu'au début de la seconde, lorsque le héros découvre l'être tapi au fond de lui.

Pourtant l'intérêt de livre réside moins dans l'émotion que peut inspirer une histoire de possession bien menée, que dans la portée symbolique du discours de Nau. Bien entendu, l'auteur fustige le système hospitalier psychiatrique de son temps, notamment la barbarie des “thérapies” et l'internement abusif, de sorte que les “fous” apparaissent nettement moins dangereux que les aliénistes. En réalité, la grande contestation de ce roman est sociale.

Comme chez Kafka, le principal protagoniste du récit — on a du mal à employer le terme "héros" — est un médiocre (Veuly = veule). Mais à la différence des personnages de l'auteur tchèque, qui sont souvent d'insignifiants fonctionnaires à la vie aussi triste que monotone, Veuly est un marginal. Il s'agit d'un poète tentant de vivre de son art, encourant ce faisant la désapprobation de la populace, qui a tôt fait de classer le “rimailleur” dans la catégorie des parasites. Mis au ban de la société, l'artiste maudit rejoint fort logiquement les autres exclus. A comportement anormal, un seul remède : aliénés mentaux et sociaux partagent le même sort.

Le désir d'intégration est tout d'abord le plus fort, mais à l'instar des héros Kafkaïens, Veuly se heurte à l'incompréhension du pouvoir, incarné ici par les psychiatres. Rejeté par le système auquel il croyait appartenir, l'exclu discerne en son intimité, une autre personnalité, étrangère à son monde et pourtant indifférente aux normes juridiques et morales sur lesquelles reposent la société. Sorte de mauvaise conscience, Kmôhoun pousse Veuly à renverser les tabous les plus solides, notamment ceux concernant la sexualité.

Force ennemie revisite avec beaucoup d'habileté le thème de la dualité de l'esprit humain. Coupant avec le manichéisme parfois naïf développé par Stevenson dans L'Étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, Nau oppose le social à l'asocial, notions qui, à l'évidence, ne se superposent qu'imparfaitement avec celles de Bien et de Mal.

L'exclusion du groupe permet-elle à l'individu de s'affranchir des règles qui le cimentent ? Le débat reste ouvert… Quoi qu'il en soit, la planète Tkoukra dont les habitants se livrent à l'anthropophagie rappelle par de nombreux aspects la Terre où -— au sens figuré — les forts dévorent les faibles, de même que les passions de Kmôhoun apparaissent étrangement humaines…

En dépit de quelques traits surannés, Force ennemie se présente comme un roman à étages d'une rare richesse, mêlant cynisme, férocité et cocasserie, qu'il convient de découvrir au plus vite. Je vous laisse goûter le revirement final qui, revêtant la forme épistolaire, constitue, à n'en point douter, un modèle de maîtrise et de subtilité.

Etrange destinée que celle de cette œuvre, trop moderne pour rencontrer le succès lors de sa première publication, et sans doute aujourd'hui trop ancienne pour que l'injustice soit réparée. Saluons le dynamisme de la force alliée, en l'occurrence nos amis belges de Grama qui préservent notre patrimoine culturel (que les éditeurs français soient couverts de honte), et espérons qu'elle suffise à combattre la seule véritable force ennemie qui se soit jamais dressée face à John-Antoine Nau : l'oubli.