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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 9 les Nourritures extraterrestres

Keep Watching the Skies! nº 9, octobre 1994

Dona & René Sussan : les Nourritures extraterrestres

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Qui a fréquenté les conventions de S.-F. saura que les fans du genre, s'ils ont pour la nourriture un intérêt quantitatif parfois étonnant — voir le poids moyen dans le fandom américain — ne portent à son aspect qualitatif qu'une attention distraite [1]. Quant à leur littérature de prédilection… si on peut trouver une place pour la sensualité alimentaire dans le roman bourgeois, si le “Club des Cinq” investissait toute sa sensualité dans les collations prises par ses héros, la S.-F. réserve ses moments d'émotion et d'excitation pour les descriptions d'usines ou de molécules programmables.

René et Dona Sussan se sont lancés dans une entreprise d'une envergure folle : recenser les mets décrits dans une belle sélection d'ouvrages de S.-F. — plus d'une centaine d'auteurs — et, surtout, leur donner des équivalents terrestres, avec des recettes exécutables. Le récit s'interrompt donc régulièrement pour nous sonner les fiches cuisines de Taillevent-le-Marmiton, censées être les œuvres d'un habile faussaire attelé à la recréation à l'aide d'ingrédients terrestres de plats issus de tous les coins de la galaxie. Dans la pratique, les préparations font largement appel aux produits de la mer, ainsi qu'à ceux que l'on trouve dans les épiceries asiatiques, indiennes ou arabes : tout comme la S.-F. qui l'a suscitée, la cuisine extraterrestre des Sussan se sent à des années lumières de chez elle dès qu'elle sort des limites du monde occidental.

On ne saurait en faire reproche aux auteurs, mais plutôt aux livres de S.-F. bien réels auxquels les recettes sont empruntées. Ils sont traités comme un mégatexte, comme les chroniques disparates d'un monde bien réel dans son entier — ce qui conduit à des incohérences dans le récit si on le suit de près : comment faire cohabiter logiquement sélénites et civilisations galactiques, qui relèvent de deux époques aussi éloignées de la S.-F. ?

Je préfère voir les choses au second degré : l'entreprise de réalisation alimentaire à laquelle sont soumis les romans mentionnés en démontre la proximité avec le monde familier, et le couple Sussan trace ici une voie inédite dans la critique littéraire : l'analyse alimentaire. Il ne fait pas de doute pour moi qu'un énorme travail de dépouillement a dû être fait ; et si toutes les recettes ont été testées — les indications de confection en donnent souvent l'impression —, il y a là-derrière un impressionnant travail de cuisine expérimentale.

Et le roman dans tout cela ? À côté des plats de résistance que sont les fiches cuisines — dont la lecture séquentielle n'est pas toujours une distraction de premier choix, même pour le gourmand que je suis —, l'intrigue qui les lie ne fait même pas figure de sauce mais plutôt de bien maigre brouet. Sur une planète réservée à cet usage — et qui, comme de juste, semble se réduire à quelques faubourgs, assortis d'un marécage, d'une baie océane et d'une montagne —, se rassemblent tous les cuisiniers de la Galaxie pour une sorte d'Olympiade de la bouffe ; on trouve parmi eux diverses races distinguées pour leurs capacités propres (les Fornarix : tous cuisiniers ; les Cervarius : tous commerçants ; les Pictori : tous amateurs d'art…) et une petite délégation terrienne, invitée pour la première fois à titre d'observateur. Mais des délégués commencent à disparaître mystérieusement, et Taillevent le marmiton va, bien entendu, se retrouver entraîné dans l'enquête.

Nous passons donc par toutes les figures obligées du roman policier, délayées par les références culinaires. Il est à regretter que les auteurs fassent un usage aussi longuement filé de la chute d'une unique — et célébrissime — nouvelle de Damon Knight, que l'amateur éclairé aura vu venir depuis la galaxie d'à côté, et qui, je crains, risque de laisser de marbre le néophyte, tellement elle est annoncée.

Non, je ne pense pas qu'on puisse prendre beaucoup de plaisir à lire ce livre comme un roman, mais je serais aux anges si l'admirable travail accompli pouvait se présenter sous une forme plus… consommable. Je ne pense pas que si Dona Susan ouvrait un restaurant, la clientèle des amateurs de S.-F. serait suffisante à la faire vivre, mais pourquoi les organisateurs des conventions à venir ne s'inspireraient-ils pas de quelques-unes de ces recettes ? Les dernières tentatives dans cette direction (Quetigny, 1982) n'avaient guère laissé de bons souvenirs, mais à l'époque, l'originalité n'était pas au rendez-vous. Je suis sûr que bien des recettes de ce livre emporteraient, elles, l'adhésion !

Notes

[1] On exceptera Leah Smith, fanéditrice distinguée de Chicago, qui gagne son pain à la sueur de ses chroniques gastronomiques.