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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 9 l'Exode

Keep Watching the Skies! nº 9, octobre 1994

Orson Scott Card : l'Exode

(the Ships of Earth)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Orson Scott commence beaucoup de séries : on aimerait, de temps en temps, qu'il en finisse une, car notre ami Alvin est depuis quelques années bloqué à un troisième livre qui le laissait à la fin de l'adolescence — si je me souviens bien —, tandis qu'Ender, des aventures duquel on nous annonce un quatrième volume, ferait mieux d'arrêter ses frasques : il a passé l'âge. Finalement, Card n'est à son aise que quand ses personnages sont des enfants, au début de l'adolescence de préférence : on remarquait déjà la tendance dans ses nouvelles des années 70 et le démarrage d'une nouvelle série, Terre des origines, pourrait être interprété comme un moyen de repartir à zéro avec un nouveau héros aussi malingre qu'adolescent, Nafai.

Comme Ender, Nafai est victime de ses grands frères, Elemak et Mebbekew qui sont, eux, sourds à la voix de l'Oversoul, satellite-ordinateur-dieu de la planète Harmony, chargé de maintenir la paix sur cette colonie humaine vieille de quarante millions d'années (!) Mais, la programmation de l'Oversoul commence à défaillir et l'Oversoul a envoyé à Nafai et son père Volemak un message : il faut quitter la ville, partir avec un petit groupe de familles et rejoindre la planète Terre. Le premier volume, Basilica, était consacré à une série d'intrigues qui opposaient divers clans dans Basilica, orgueilleuse cité des femmes, la ville de Nafai et sa famille, tandis que Nafai s'affirmait et découvrait la vraie personnalité de sa future épouse. Dans le deuxième, le Général, le départ est organisé malgré les réticences des grands frères qui ont beaucoup d'intérêts dans la ville, tandis que Basilica est envahie par une armée étrangère, ce qui complique singulièrement les choses — mais ajoute beaucoup à l'intérêt du livre, en raison de la personnalité paradoxale et fascinante du général vainqueur.

Ce troisième volume, qui décrit le voyage dans le désert depuis Basilica (l'Égypte, si vous voulez) vers la Terre Promise de la base spatiale d'une inimaginable antiquité d'où devra être entrepris le voyage spatial vers la Terre, se déroule au sein du groupe fermé qui constitue la caravan et ni porteurs, ni voleurs, ni marchands, ni même les bébés qui ne peuvent pas encore parler, n'interviennent dans les rapports entre les seize personnages, explicitement répartis par couple — que cela leur plaise ou non : l'Oversoul l'a voulu ainsi…

On retrouve donc la dynamique déjà usée des antagonismes entre frères — et beaux-frères, époux des sœurs ou demi-sœurs de tout ce beau monde… la généalogie n'est pas simple dans la société de Basilica, avec ses mariages provisoires. Elle est simplement exacerbée jusqu'aux tentatives de meurtre. Si l'essentiel du roman décrit quelques mois de cheminement, presque rien n'est consacré aux longues années qui suivent, pour le petit groupe, installé sur l'île où se trouvent les vaisseaux du titre. On devine que la vie calme, mais relativement primitive n'aura pas empêché les multiples chicaneries. Les péripéties spectaculaires d'un voyage mouvementé ne sont plus là pour soutenir le récit ! Accélération révélatrice : quand commencent les deux derniers chapitres, les enfants de la première génération sont déjà assez mûrs pour livrer eux-mêmes leur propre point de vue. Scott Card se retrouve là dans son élément naturel, avec des protagonistes enfantins dont je soupçonne qu'il les réutilisera dans les prochains volumes.

Il y a du remplissage aussi dans le récit du voyage, mais une scène très forte se détache (chapitre 7 — The Bow) avec une tentative de meurtre par l'un des membres les plus moralement répréhensibles de la troupe, et les hauts faits simultanés de Nafai dans l'apprentissage accéléré de la fabrication et de l'emploi de l'arc afin de fournir la viande nécessaire au groupe privé de ses derniers lasers emportés de la ville.

La disparition des armes de haute technologie — irremplaçables dans le désert — était inéluctable et son explication par les manigances de l'un des membres de la troupe ne doit pas faire illusion : c'était une nécessité morale pour Card qui ne perd pas une occasion d'exalter les qualités de l'homme du désert par opposition aux turpitudes de la ville où séduction, intellect et talent artistique comptent pour quelque chose. La droite américaine tient le même discours sur la probité fondamentale des campagnes reculées par rapport au chaudron du pêché que serait New York Dans la même optique, Card réserve un rôle paradoxal à Elemak, aîné de la fratrie de Nafai : tout aussi opposé que ses autres frères aux projets de l'Oversoul, et sans doute plus méchant qu'eux, il est nimbé d'une aura de “force morale” — lui est capable d'aller jusqu'au bout de ses projets, de tuer s'il le faut.

Vous l'avez compris : Card est un écrivain que j'aime détester, ou plutôt qui sait admirablement mettre en scène des opinions outrées, calculées pour déchaîner l'indignation des lecteurs moins conservateurs que lui — ce qui doit bien représenter 95 % de la population américaine — tout en les coulant dans un flot de justifications apparentes, voire séduisantes, adressées en apparence à des personnages choisis pour leur rôle d'opposition polie à la patriarchie (Lady Rasa, professeur réputé à Basilica, cité des femmes), mais en fait au lectorat.

Card veut souvent trop en faire, ce qui le conduit à énoncer des âneries : ainsi une longue justification de la loi du désert sur l'adultère (la femme coupable devra être tuée immédiatement, tandis que l'homme concerné ne subira aucune punition, car le supprimer ou le laisser vivant mais plein de rancœur affaiblirait un groupe qui a besoin de ses bras et de sa loyauté et bla, et bla, bla). Fondé sur les habituelles prémisses sexistes (ce sont les femmes l'objet du désir et donc les responsables de tous les ennuis, car on sait bien les hommes incapables de se contrôler), le raisonnement s'effondre totalement si on réfléchit à l'objet de l'exil de Basilica : fonder un nouveau peuple, ce qui devrait amener à une protection absolue accordée aux femmes — en tant que reproductrices, qui ne seraient pas trop affectées par la disparition d'un mâle, ceux-là ayant la capacité bien connue de féconder tout un troupeau si le besoin s'en fait sentir ! Bien entendu, les présupposés non dits de Card (importance primordiale de la monogamie) l'empêchent de prendre en compte l'argument et le conduisent à des illogismes.

De façon générale, sous un déluge de fleurs — concernant leurs qualités de mères —, il réserve aux femmes un rôle secondaire, purement familial. L'exemple le plus outré est donné par le personnage de Shedemei, biologiste réputée emmenée pour les besoins de la cause, qui semble n'avoir été dotée par son auteur des plus hautes capacités intellectuelles que pour mieux monter en épingle sa conversion, au début contrainte, puis de plus en plus enthousiaste, à l'idéal de la mère nourricière.

Card prétend justifier ce rôle purement domestique de la femme par le nomadisme. Le lien logique ma paraît évident : confiner les femmes à l'intérieur me semble plus facile dans une culture sédentaire ! Mais, sous des noms à consonance russe, la culture sous-jacente de la planète Harmony semble avoir été empruntée en bloc à une Arabie rêvée, en commençant par les chameaux des caravanes.

Même tarif pour les hommes homosexuels que pour les femmes : comme il l'a déjà fait, Card introduit un personnage d'homosexuel profondément sympathique : le bibliothécaire Zdorab, homme cultivé — mais naturellement moins bon, dans sa propre spécialité, que Nafai, héros naturel… — et d'une gentillesse parfaite, qui vit sa condition comme une infirmité et, on s'en doute bien, finira par se laisser ramener dans le droit chemin auquel l'incite son mariage (forcé) avec Shedemei.

Et avec tout ça, je continue à lire Scott Card : ou je suis maso, ou il est vraiment très, très fort.