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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 7 la Reine des anges

Keep Watching the Skies! nº 7, mars 1994

Greg Bear : la Reine des anges

(Queen of angels)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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On peut s'imaginer toutes les merveilles technologiques du monde, et même des progrès énormes dans la connaissance des mécanismes psychologiques, l'esprit humain restera toujours capable de profondeurs étonnantes de méchanceté. Cette morale un peu plate semble pourtant résumer le roman touffu de Bear qui est le dernier à se présenter au public francolecte. Sans doute parce que les multiples niveaux de ce mille-feuille de l'écriture ne présentent-ils pas suffisamment de cohérence.

Précisons un peu ; l'action est située dans Los Angeles au siècle prochain, plus précisément vers la fin de l'année 2047, qui constitue le “millénaire binaire” (puisque 2048 = 211), un fait qui nous est sans cesse rappelé malgré son insignifiance avouée. La population prospère de la mégapole vit dans les“combs”, les “peignes” [1], gigantesques monuments adoptant une architecture qui défie les lois de l'équilibre, tandis que les autres vivent dans leur ombre, littéralement. Grâce aux progrès accomplis en matière de psychologie (et tout dernièrement les travaux du Pr Martin Burke sur le Pays de l'Esprit), les employeurs sont en mesure d'exiger de leur personnel un profil parfaitement équilibré, qui pour la plupart des gens ne s'obtient qu'à l'aide de thérapies précises qui permettent d'éliminer certains aspects indésirables de leur personnalité. Ces traitements sont refusés par un certain nombre d'artistes et d'originaux, ou tout simplement des gens ordinaires qui ont peur de perdre leur personnalité. Une frange violente, les Sélecteurs s'opposent à la thérapie pour les criminels et, quand ils peuvent leur mettre la main dessus, leur font subir l'enfer subjectif des couronnes d'enfer, dispositifs importés illégalement qui laissent sur le sujet de terribles cicatrices psychologiques [2].

Emmanuel Goldsmith est un des poètes les plus célèbres des États-Unis, entouré de tout une cour d'admirateurs et de sycophantes. Et ce sont huit d'entre eux qu'il égorge un jour dans le cadre de son luxueux appartement. Pour les survivants, le problème est de comprendre ce qui a pu le pousser à un acte pareil. Richard Fettle, son ami, un écrivain raté et velléitaire, veut l'analyser par la littérature. Thomas Albigoni, richissime éditeur et père d'une des victimes, veut une réponse scientifique, et dans ce but, il s'offre les services de Pr Martin Burke — professionnellement et moralement abattu par la fermeture de son Intitute for Psychological Research, victime de l'inquiétude engendrée dans le public par la recherche psychologique et les excès d'un gouvernement précédent. Mary Choy, qui travaille pour le LAPD, dont les deux dernières initiales signifient "Public Defenders" et non plus "Police Departement", a reçu la mission d'appréhender Goldsmith — si elle peut y arriver avant les Sélecteurs, et s'il ne s'est pas réfugié sur Hispaniola, île dont les anciens états (Haïti et République Dominicaine) ont été réunis sous le régime musclé du colonel Sir John Yardley, admirateur de l'œuvre du poète, et grand contempteur de la loi internationale. Et pendant ce temps, un vaisseau interstellaire guidé par une intelligence artificielle, AXIS, explore le système Alpha du Centaure — ou plutôt, il l'a fait quatre ans auparavant et les signaux qu'il transmet arrivent maintenant sur Terre, pour le plus grand profit des chaînes de télévision.

Situation complexe. Mais contrairement à mon attente, les différents bras du roman-fleuve ne se rejoignent jamais. Par exemple, Mary part sur Hispaniola, où elle court des risques — et finira quand même par grapiller de précieuses informations… pour le lecteur — pendant que nous savons bien que Goldsmith est entre les mains du Pr Burke et de son équipe, qui s'efforcent d'élucider les ressorts psychologiques qui l'ont conduit à un meurtre incompréhensible dans son horreur. Les scènes qui se déroulent dans le Pays de l'Esprit de Goldsmith sont le meilleures du roman, d'une intensité hallucinée, mais il faut attendre trois cents pages pas toujours passionnantes pour y arriver. Et l'univers hallucinatoire est plus proche de Gibson que de Dick, hélas !

Plus décevant encore, de mon point de vue, sont les passages concernant l'exploration du Centaure par AXIS, et l'exploration des mécanismes de pensée d'AXIS par Jill, autre intelligence artificielle conçue dans le but d'arriver à la conscience d'elle-même, ou du moins d'élucider les obstructions à la conscience de soi dans les systèmes d'intelligence artificielle. La question peut être passionnante, mais elle est traitée avec un sérieux parfois rebutant et sans qu'il semble que Bear apporte d'idée para-scientifique originale. Surtout, tout ce pan du roman est entièrement déconnecté du reste, alors même qu'une occasion en or se présentait quand Martin Burke évoquait avec sa collègue Carol Neumann l'exploration du Pays de l'Esprit d'une machine.

Le personnage de Richard Fettle est intéressant comme portrait d'un homme sans talent, qui malgré tous ses efforts, n'arrive pas à franchir le seuil transcendant qui le sépare de l'authentique création artistique, et s'expose au ridicule dans les cercles littéraires qu'il fréquente — c'est pathétique, par moments, et les incertitudes de Richard, qui refuse la thérapie, mais ne fait pas toujours confiance à son propre ego, frisent le tragique. Là encore, le lien avec le courant principal de l'intrigue est bien ténu, et mon intérêt a vite fléchi.

Même les tribulations de Mary Choy sur Hispaniola, qui ne manquent pas d'exotisme (le vaudou…) et de situations curieuses (Mary, d'origine asiatique, a eu recours à des nanotechnologies médicales pour se faire doter d'une peau d'un noir parfait, analogue à celles des orques, et les noirs d'origine africaine de l'île sont fort étonnés et admiratifs), finissent par… pâlir devant leur vagabondage par rapport au thème central. Et ne parlons pas des évocations de la vie personnelle de Mary.

Aucun des éléments que je viens d'incriminer n'est à proprement parler hors de propos dans le livre. Mais leur accumulation conduit à un sentiment d'inutilité ; et je crois que ce sentiment est exacerbé par la disproportion. Si Bear a dû mettre beaucoup de travail dans l'élaboration dans l'arrière-plan du livre, les détails (nanotechnologies ; “arbeiters” : robots domestiques) de la vie quotidienne de ce futur à la fois proche et lointain (le fameux “horizon cinquante ans” dont David Brin par exemple professe qu'il est le plus difficile à réussir en S.-F. “dure”), ces créations brillantes et amusantes ne soutiennent pas la comparaison en termes d'impact émotionnel avec le mal sans nuance que présente le crime de Goldsmith. Tout ce qui ne se rapporte pas à cela souffre de son voisinage, tout le livre en est déstabilisé.

Il est de bonne guerre en S.-F. de faire de la société ambiante, des conditions de vie de l'humanité les sujets du livre, ceux qui subiront une transformation plus profonde que celles éprouvées par les personnages eux-mêmes. Les notations de Bear sur l'environnement du crime de Goldsmith auraient peut-être, plus de pertinence si on avait assisté à plus d'interaction entre la société ambiante et cet épisode particulier, si les recherches dde Burke ou les investigations de Choy avaient transformé soit Goldsmith, soit la loi des U.S.A., soit les actes des Sélecteurs… qui sait ? Mais à l'instar d'un roman policier ou d'un roman de littérature générale, la Reine des anges range soigneusement toutes les pièces de son jeu d'échecs après la partie, et nous rend un cadre de vie strictement dans le même état où elle l'avait trouvé. Sur un récit d'une centaine de pages, centré sur Burke et Goldsmith, cela aurait été acceptable, et les points forts n'en auraient été que plus efficaces ; sur la longueur présente, le vieil amateur de S.-F. que je suis se sent grugé, en dépit des feux d'artifices d'invention de Bear.

Notes

[1] Le traducteur français a adopté l'expression curieuse "krête". Un feuilletage sommaire révèle d'autres choix curieux, comme la non-traduction de "clamp" — un "étau" est pourtant un mot français tout aussi adapté qu'ordinaire, la preuve : alors que mes lacunes en matière de langue française sont légion, je l'ai trouvé sans y réfléchir outre mesure.

[2] Curieusement, c'est exactement le même nom (Selectors) et la même idée d'un enfer subjectif recréé par des machines, joint à un paradis subjectif, qui refait surface dans le récent roman de M. J. Engh, Rainbow man. Hasard, ou nouveau cas de la S.-F. comme mégatexte, la même idée étant exploitée en copropriété par plusieurs auteurs ?