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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 6 Orbital resonance

Keep Watching the Skies! nº 6, janvier 1994

John Barnes : Orbital resonance

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Comme J. Stith ou A. Steel, Barnes est un des rénovateurs de la S.-F. sur le mode heinleinien : un S.-F. située dans un futur proche, qui transforme à petits coups d'ingénierie notre société. Plus que celle de Heinlein, cette S.-F. fait référence à notre présent, que ce soit par l'intermédiaire des syndicalistes amateurs du Grateful Dead de Steele, des militaires de carrière de Stith, ou des prêtres [1] et des psychologues de Barnes. Ce n'est ni complètement de la hard science — en ce sens que ni les forces de la nature, ni la quincaillerie militaire ne jouent le premier rôle —, ni du space opera — on part dans l'espace, mais pas si loin, et pas pour conquérir des royaumes.

Le dernier roman de Barnes, Passerelles pour l'infini, traitait du choc entre deux sociétés ; l'une hédoniste, l'autre puritaine. Orbital resonance, qui l'a précédé et a valu à son auteur une sélection pour le prix Nebula, reste plus proche de la Terre et plus “industriel”. Pourtant, il tourne lui aussi autour du choc de deux sociétés : celle de la Terre (quasi identique aux États Unis contemporains) et celle qui se construit sur le Flying Dutchman, un vaisseau dont la coque est un astéroïde évidé, destiné à effectuer des navettes entre la Terre et la ceinture d'astéroïdes. Mais cela, ce sera à terme : le vaisseau est encore en construction, l'équipage est en formation — destiné à passer sa vie sur le vaisseau, il se compose pour le moment d'enfants et d'adolescents, pour la plupart encore écoliers, encadrés par une poignée d'adultes qui leur inculquent les connaissances et l'esprit de solidarité qu'ils estiment vital. Car la Terre, ravagée par des désastres écologiques, a bien besoin de la reconstruction que seules les industries installées en orbite pourront permettre. Tout cela n'est qu'un arrière plan bien connu, mais plutôt ennuyeux pour la narratrice, Melpomene Murray. Melpomene se raconte et raconte ses camarades d'école — elle doit avoir quatorze ans — de bien mauvaise grâce : la tâche lui est imposée, au nom d'une compétition scolaire par un de ses professeurs. Et si Melpomene aime écrire, elle n'aime pas être lue. Barnes réussit à lui donner un ton un peu rogue, convenant à son âge et très attachant. Mais qu'est-ce qui peut convenir à son âge, sur un vaisseau où, justement, la principale expérience sociale en cours est une transformation radicale de la manière d'élever les enfants, et sur la notion de passage à l'âge adulte ? (Il se produit plus tôt, et sur la foi d'examens plutôt qu'à l'ancienneté). Bien des romans de S.-F. ou de Fantastique utilisent voyages extraordinaires et aventures merveilleuses pour hâter le mûrissement de leurs protagonistes [2]. Ici, ce sont des centaines d'adolescents que l'on fait pousser en serre. Les péripéties du roman se concentrent donc sur l'école, le lieu du contact social ; c'est un teenage novel, une histoire de rivalités entre clans dans une classe de lycée, et de la difficile intégration d'un nouvel arrivant (un jeune Terrien, horreur des horreurs !). Bien entendu, tout l'intérêt de la chose est que les types de comportements des groupes de lycéens ont radicalement changé sur le vaisseau par rapport à la Terre — c'est-à-dire par rapport aux États-Unis du xxe siècle ; heureusement que le père de Melpomene la met au courant de temps en temps de la façon dont les choses se passent — se passaient ? — sur Terre, sinon, nous autres lecteurs qui n'avons pas connu dans notre jeunesse les high schools américaines, seraient un peu perdus dans le labyrinthe de notions comme les “cliques” ou la “popularité”.

Barnes a su inventer une culture adolescente de l'espace, avec son propre argot (koapy, pour "OK", P.D. pour "push down", c'est-à-dire humilier) et ses propres sports. Et aussi les cadres institutionnels qui conditionnent cette sous-culture, avec la notion obsessionnelle de “standing”, que l'on peut traduire par classement. Quand on a vécu — et que, dans le cas de quelques-uns d'entre nous, on vit toujours — dans le cadre irrémédiablement élitiste du système d'éducation français, on se coule assez bien dans un tel système — complètement étranger à celui des écoles américaines, beaucoup moins compétitives pour ce qui est des études. De façon intéressante — intentionnelle ? —, une partie de l'argot des jeunes du Flying Dutchman recoupe des termes mathématiques, comme "lim" (limit) ou "pos def" (positive definite).

Mais on se tromperait si on confondait ce système avec celui des concours des écoles d'ingénieurs françaises, qui exaltent la performance individuelle. Barnes invente des formes de classement qui mettent en jeu des moyennes pondérées des scores des élèves, ou des scores par équipe de deux ; ils sont conçus pour encourager la compétitivité solidaire. Si la Terre représente en fait dans ce roman les États Unis contemporains — et leur inquiétude sur le système éducatif —, le vaisseau et sa société à venir semblent créés à l'image de ce que nous pensons du Japon : un pays où chacun donne le meilleur de soi-même pour la réussite collective. Et où — coïncidence ? — le niveau de l'enseignement secondaire est infiniment meilleur qu'aux États Unis.

Orbital resonance n'est pas vierge de tout défaut : on regrette parfois que des personnages comme les parents de Melpomène ne soient décrits qu'en passant — c'est une contrainte formelle de la forme du récit personnel, presque un journal intime, qu'a adoptée Barnes. Plus discutable — mais peut-être tout aussi inévitable — est le fait que, dans une société beaucoup plus axée sur la collectivité que la nôtre, la plupart des personnages principaux se distinguent par leur individualisme. Si ce n'était pas le cas, le livre nous deviendrait étranger, au point de devenir illisible. Barnes nous donne néanmoins un excellent roman qui sous couvert d'ingénierie sociale, renouvelle le grand thème du mutant.

Notes

[1] Dans Passerelles pour l'infini.

[2] Sauf chez Blaylock, dont les héros restent des enfants toute leur vie.