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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 5 Ombres blanches

Keep Watching the Skies! nº 5, octobre 1993

Richard Canal : Ombres blanches

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Comme dans Swap-Swap, Canal retranscrit le cyberpunk (jonglerie avec les bases de données, duels avec les intelligences artificielles, le tout par le biais d'une interface hallucinatoire) avec pour arrière-plan une Afrique qui aurait retrouvé le chemin de l'expansion économique et pris l'ascendant sur un Nord (Europe, U.S.A.) ravagé par ses propres querelles. Les dates que le livre laisse échapper rendent cette évolution encore moins vraisemblable que lors du précédent roman, mais qu'importe : c'est pour Canal prétexte pour mettre en scène un pays qu'il connaît maintenant bien, le Cameroun — j'avoue avoir été à la fois agacé par l'omniprésence des notes de bas de page et fasciné par les détails qu'elles donnent sur la vie des villages Bamiléké.

Dans Swap-Swap, l'Afrique n'était que point de départ d'un jeu de piste : le protagoniste partait à la redécouverte de lui-même. Ici, elle est point d'arrivée pour toute une série de personnages à la dérive, mais surtout pour les anarcho-terroristes informatiques de la Brigade Cassandra. Amenés au Cameroun pour peser sur les disputes entre Yaoundé et les Bamilékés, ils subiront comme tous les mercenaires les revers de la fortune. Pourtant ils étaient armés de bits plus que de bombes, et soudés par leur idéologie. Mais l'idéologie soude-t-elle jamais les groupuscules ?

Les mercenaires ne sont que le fragment le plus transparent du puzzle : nous entrons aussi dans la vie de Hassan, d'origine libanaise, qui vit à Yaoundé sur une décharge d'ordures mais est un sorcier technologique ; dans celle de Felipe Suarez le “ramasse-miettes”, un cracker (pirate informatique) converti qui s'est fait désormais profession de protéger les grands systèmes contre les agressions de ses anciens confrères ; et dans celles du fon (sorte de chef de village) de Baleng, et de son fils. Même si c'est le fon qui a convoqué la Brigade, cela fait beaucoup de fils dans l'écheveau de l'intrigue. Trop, même ; c'est encore un contraste avec Swap-Swap — vous allez finir par trouver la comparaison obsédante — : ici, la multiplicité de points de vue brouille la structure du roman. Dommage, car il recèle par ailleurs des passages magnifiques, beaucoup de couleur et d'invention, et un fil d'Ariane plus fort m'aurait aidé à me retrouver dans le light-show.

Parfois Canal est trop poétique. Et curieusement, c'est quand il parle de sa partie, l'informatique. Rien n'est technique quand on est passionné, et il faut être passionné pour faire un bon chercheur, certes ; et la S.-F. tire honneur du respect esthétique qu'elle accorde à la technique. Certes, certes. Mais, en mêlant termes techniques souvent abstrus — pour les ignorants comme moi —, à des paragraphes hallucinés ou symboliques, en métamorphosant les lignes de code en monstres griffus ou paysages de rêve, Canal finit par perdre contact avec la matière qu'il évoque. Je sais : les cyberpunks l'ont déjà fait, il est donc à la fois excusable, et moins digne d'éloges pour une éventuelle originalité. Il faut d'ailleurs souligner la différence de Canal : là où Gibson fait de l'informatique un jeu-vidéo, Canal est plus proche des combats de sorciers que l'on trouvait déjà dans l'œuvre pionnière de Vernor Vinge, True names, et l'univers hallucinatoire informatique prend des allures d'Enfers quand un personnage endosse — brièvement — la défroque d'Orphée.

Dans tous ces cas, il me semble que l'on perd de vue la réalité technique de l'informatique, celle à laquelle nous ramène l'expression “ligne de code”, et autres fragments de jargon professionnels qui parsèment le livre. Enfin… je perds de vue la réalité technique, parce que cette réalité, je suis incapable de l'appréhender à la façon des spécialistes : je n'ai ni les capacités, ni bien entendu l'habitude, qui fait que les praticiens d'une technique en viennent à la considérer comme une vielle amie, et à lui donner pour leur usage une physionomie qui ne se révèle jamais au commun des mortels, quand bien même il surprend des fragments, pour lui totalement hermétiques, du discours des techniciens. On a le droit de croire que Canal extrapole cet hermétisme d'une future — ou présente — corporation informatique : il ne raconte pas n'importe quoi, et cela donne une certaine résonance à ses envols.

Je voudrais souligner enfin la beauté frappante des premières scènes, qui nous emmènent avec Hassan en plongée dans l'univers moléculaire, tout en renouvelant totalement les clichés des récits de S.-F. sur l'infiniment petit. Hassan est un personnage trop vite abandonné — toujours ce problème de livre qui se disperse — et je trouve qu'il aurait mérité son propre roman. Enfin, même déçu, je n'ai crainte : le talent de Canal n'est pas prêt de se tarir.