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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 5 les Jeux étranges du Soleil et de la Lune

Keep Watching the Skies! nº 5, octobre 1993

Lisa Goldstein : les Jeux étranges du Soleil et de la Lune

(Strange devices of the Sun and Moon)

roman de Fantasy ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

L'art classique n'est que de l'art populaire perverti par la passion de la perfection technique, et c'est en perdant son lien avec le public qu'il devient du 'culturel', qu'il faut imposer à longueur d'écran à des auditeurs qui se décrochent la mâchoire. Prenez le théâtre, tiens : et souvenez-vous que les acteurs de l'époque élisabethaine n'hésitaient pas à recourir aux effets les plus faciles pour remplir leurs salles — souvent en plein air —, et les dramaturges qui écrivaient pour eux n'étaient pas au-dessus d'un peu de flatterie du goût populaire. Shakespeare lui-même faisait sans vergogne rentrer dans ses pièces des éléments fantastiques (fantômes, elfes, magiciens) que le bon goût rejeta plus tard dans les ténèbres extérieures, celles où se débat la S.-F. aujourd'hui. Quant aux polémiques que les gens de plumes entretenaient, elles donnent à celles du fandom d'aujourd'hui la couleur d'aimables joutes florales.

Les Jeux étranges du Soleil et de la Lune est situé dans le milieu des dramaturges pré-Shakespeariens, à la fin du xvie siècle anglais, mais aussi dans celui de la corporation des libraires ; à l'époque la profession se confondait avec celle d'éditeur, et ces gens qui tenaient étal devant la cathédrale Saint Paul détenaient aussi les copyrights des œuvres qu'ils imprimaient et vendaient en exclusivité. D'où leurs relations fréquentes avec les auteurs, tributaires qu'ils étaient, tout artistes impécunieux qu'ils fussent, des rentrées financières liées à leur activité. Là encore, le milieu de la S.-F. n'a rien inventé !

Si elfes et magie font bon ménage avec un théâtre encore proche de ses racines populeuses, ils vont intervenir dans la vie d'Alice. Son mari décédé, elle a repris son commerce ; mais elle a eu la douleur de perdre aussi son fils Arthur, enfui on ne sait où, et quand il réapparaît de façon épisodique, il suscite l'intérêt de toute une série de personnages mystérieux, aux commanditaires politiques ou surnaturels. Il faut dire qu'on accole de plus en plus souvent un titre royal au prénom d'Arthur…

On retrouve aussi bien côté taverne que côté cour — celle d'Elizabeth — la figure de Christopher Marlowe, écrivain, bon vivant, et agent secret peu expérimenté, qui réussit quand même à démêler des complots dont ses employeurs auraient peut-être voulu qu'ils restent nimbés d'un voile plus épais. Au passage, nous découvrons une foule de personnages amusants, curieux, ou pitoyables, tant à la cour que dans les ruelles sombres de la capitale.

J'ai été particulièrement accroché par les détours machiavéliques que découvre Christopher au palais, et par les conversations des littérateurs, tantôt spirituelles, tantôt passionnées… à vrai dire, la même pouvant jouer les deux rôles selon les points de vue, naïf et enthousiaste pour Thomas Kyd, et plus blasé pour ses aînés Nashe et Marlowe. Comme dans the Dream years où elle avait pris pour sujet les surréalistes, Lisa Goldstein nous fait rentrer dans les conversations d'un célèbre groupe d'écrivains, ceux que les histoires littéraires anglaises classent ensemble comme les précurseurs de Shakespeare. L'influence de ce dernier sur la langue anglaise est tellement écrasante, et le personnage tellement peu connu, qu'il aurait été difficile de l'inclure dans le cadre romanesque. Le parti inverse a été pris, celui de l'exclure entièrement, en soulignant son absence par une référence moqueuse de l'un des dramaturges à ce petit débutant, William quelque chose — réplique peu vraisemblable selon les connaisseurs.

Mais si la confrérie des auteurs dramatiques est importante dans le livre, elle n'en est pas le centre, et cette fois-ci Goldstein n'a pas éprouvé le besoin d'effacer un personnage historique pour le repeindre aux couleurs de son protagoniste — comme elle l'avait fait avec Philippe Soupault dans the Dream years.

Ici, c'est Alice Wood qui joue un rôle central, même si elle n'est pas le moteur de l'action : on entend plus parler de ses problèmes, des choses qu'on lui fait, que de ce qu'elle fait elle-même, même si elle se montre active et compétente dans sa profession. Il y a un élément évident de féminisme : un prétendant éconduit essaie de faire exclure Alice de sa corporation — la condamnant ainsi à la pauvreté — simplement parce que c'est une femme, et donc suspecte de sorcellerie…

Soupçons non dénués de fondement, comme il se trouve, puisqu'Alice finit par rencontrer la reine des fées, et prendre part à une lutte entre deux factions du Petit Peuple qui reflète ses propres problèmes avec le machisme ambiant. Je trouve toutefois que ce dernier aspect du livre est le plus faible, et surtout qu'il souffre de sa dispersion : prises séparément et développées, les intrigues de cour de Marlowe, les disputes littéraires et politiques de Nashe, Kyd, et les autres, et le sort d'Alice Wood, femme courageuse dans un monde d'hommes, auraient fait autant d'histoires passionnantes. Je suis resté sur ma faim, avec l'impression de n'avoir que goûté du bout des dents au plateau de hors d'œuvres.