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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 2 Heads

Keep Watching the Skies! nº 2, novembre 1992

Greg Bear : Heads

court roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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L'action se passe au siècle prochain dans un système solaire où l'humanité est établie sur la Lune et sur Mars. Notre satellite est colonisé de façon sporadique, parsemé de cavernes pressurisées qui sont le seul habitat possible, et doté d'un système politique qui fera les délices des nostalgiques du Wild West — le pouvoir émane des Binding Multiples (BM), sortes d'entreprises-clans. C'est l'anarcho-capitalisme, le débat idéologique entièrement escamoté au profit de la fidélité à la tribu, voire même à la famille : à la japonaise, l'entreprise, le BM, se confond avec une famille, et coïncide aussi avec un petit nombre de familles biologiques. Mais c'est aussi l'auto-gestion, en un sens, et en tout cas une société d'ingénieurs, de techniciens rétifs à tout ce ressemble à de l'administration ou de la magouille — les deux étant souvent confondus dans leur esprit.

Comme l'administratif aux tendances littéraires qu'il est, Mickey Sandoval, notre narrateur, prend part de façon accessoire aux entreprises technologiques de son BM, et plus précisément de son beau-frère William. Mais ses responsabilités commencent à le dépasser quand sa sœur ajoute au projet scientifique de son mari (la quête du Zéro Absolu) la préservation d'une cargaison de têtes humaines, congelées au xxe siècle par une association californienne dans l'espoir d'une ressuscitation ultérieure (authentique, voir article de George Slusser !). Les têtes, en ce xxie siècle, ne peuvent pas encore être ramenées à la vie, mais on peut en extraire des informations qui attisent craintes et convoitises.

Sur un point de départ ingénieusement choquant, Bear construit une intrigue qui doit au moins aux surprises d'ordre techno-scientifique dont la S.-F. est friande qu'aux complexités de la politique lunaire. Mickey va se rendre compte à quel point les préjugés qu'il partage avec ses compatriotes — il n'y a pas de bonne politique — sont parfois dépassés, et éprouver les conséquences de sa propre naïveté face à un adversaire retors et procédurier. Et par contre-coup, il approfondit sa connaissance à la fois des méfaits de la politique, et des bienfaits potentiels d'un débat politique bien compris, et dont la population ne se désintéresse pas.

Car tous les ennuis de Mickey — et surtout du BM Sandoval — proviennent des manigances de la Présidente du Conseil des Multiples, Fiona Task-Felder — qui représente un BM composé entièrement de Logologistes, membres d'un culte d'origine terrestre… Les fans de S.-F. auront reconnu immédiatement l'allusion à l'Église de Scientologie, mais Greg Bear patauge abondamment dans le plat en donnant toute une série de détails biographiques sur K.D. Thierry — notez la double initiale — qui ne peuvent laisser de doute à personne : ses débuts comme acteur et metteur en scène de cinéma, et bientôt de litvid (l'art qui a remplacé la littérature), ses premières critiques contre la psychanalyse, sa révélation d'une science nouvelle, la Chromopsychologie, et finalement la fondation de l'Église de Logologie, avec ses séminaires payants destinés à permettre à chacun d'atteindre — un jour ! — la perfection spirituelle. Il va jusqu'à décrire le programme lancé après la mort de K.D. Thierry par son église pour encourager les nouveaux talents de la litvid — Writers of the future, vous connaissez ? C'est un concours, et une série d'anthologies destinées aux nouveaux auteurs de S.-F., qui sont financés par l'Église de Scientologie… aux U.S.A.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Bear n'a pas peur des procès… ou des cambriolages mystérieux et autres coups de téléphone anonymes. Thierry est dépeint comme un escroc, odieux et ridicule jusqu'à ses derniers instants, qui ne croit pas une minute à ce qu'il raconte. Et Bear, qui ne fait pas dans la dentelle, ne se contente pas de le suggérer élégamment : “He had been petty, a philanderer, a malicious prosecutor of those who had fallen from his grace. He had written ridiculous laws to govern the lives of his followers. He had been cruel and intemperate.” (p. 121).

Voici un livre, gageons, qui ne sera pas publié par Presses Pocket !

Mis à part ce message assez vigoureux, le livre, qui n'est qu'une novella — qui avait fini deuxième de sa catégorie pour le Locus Award lors de sa parution initiale en 1990 —, ne tient pas toutes ses promesses. Les éléments technologiques de résolution des difficultés finiront revenir sur le devant de la scène dans la grande tradition S.-F. Mais j'aurais aimé avoir plus d'occasion d'écouter la curieuse machine à penser à logique quantique sur laquelle repose le montage scientifique de William. Bear ne manque certes pas d'idées, mais il a brusqué ses conclusions, abandonné des pistes intéressantes (la sagesse nouvelle de Mickey Sandoval n'aboutit pas aux développements auxquels on aurait estimé avoir eu droit dans un roman).