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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 1 the Paper grail

Keep Watching the Skies! nº 1, mai 1992

James P. Blaylock : the Paper grail

roman fantastique inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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En vrai antihéros blaylockien, Howard Barton n'a jamais rien complètement réussi dans sa vie : après des amours tuées dans l'œuf avec sa cousine, Sylvia, il a épousé la carrière de conservateur d'un musée insignifiant en Californie du Sud. L'esquisse originale de Hokusai que lui a promis un mécène de Mendocino, au nord de San Francisco, lui fournit un prétexte pour prendre la route du Nord dans sa vieille camionnette, et retrouver son oncle Roy et sa cousine. Bien entendu, l'esquisse se révèle bientôt talisman, et enjeu d'une lutte féroce entre les Bons et les Mauvais.

La magie de Blaylock ne suit pas les sentiers battus, et repose sur des détails aussi incongrus que les jardins potagers et les statuettes représentant Humpty Dumpty (ce personnage aussi ovoïde que fragile du folklore enfantin anglais). Les Bons (Howard et son oncle Roy) sont d'aimables rêveurs, toujours prêts à échafauder des plans irréalistes et, naturellement, rarement réalisés. Mais ils prêtent attention aux imperceptibles détails qui rendent la vie vivable, et ils aiment la pêche à la ligne. Pêcheurs d'hommes ? Les références à la mythique chrétienne sont beaucoup plus rares dans ce livre que dans le Dernier denier.

Pourtant, on ne peut contourner la comparaison avec le roman précédent de Blaylock ; tous les deux s'organisent autour d'une quête pour un objet d'une importance cruciale malgré son apparence insignifiante, la quête étant parachutée sur les épaules d'un champion aussi insignifiant en apparence que le Graal qu'il poursuit, et handicapé par son indécision, cause de bien des échecs sentimentaux et professionnels. On retrouve aussi un décor, celui d'une bourgade californienne ; dans le Dernier denier, il s'agit de Seal Beach, une des zones relativement anciennes d'Orange County (empire des banlieues triomphantes), limitrophe de Long Beach et peu éloignée de Los Angeles ; dans the Paper grail, une ville touristique de Californie du Nord. Mais toutes les deux se tiennent à l'écart du développement et du dynamisme des énormes villes dont elles sont proches ; c'est ici que hippies ou intellectuels impécunieux viennent s'échouer, mais c'est ici aussi qu'un germe du Bon Vieux Temps a été préservé, que la vie moins frénétique a laissé subsister des maisons “victoriennes” et des jardins ombragés.

Le livre ne manque pas des références victoriennes obligatoires de la paire Blaylock-Powers. Il regorge d'objets trouvés littéraires, de faits peut-être peu pertinents, agglutinés au corps de l'œuvre. Très tôt au cours du roman, Howard entend parler des Gluers (les “colleurs”), une secte réfugiée dans les bois qui se distingue en conduisant des voitures couvertes d'une incroyable accumulation de débris, et en construisant au cœur de la forêt des empilements d'objets disparates qui sont autant de petits sanctuaires. Mais avant même d'apprendre l'existence de la secte, Howard avait ressenti l'absurde besoin de recouvrir sa camionnette d'une succession d'autocollants touristiques destinés à s'occulter mutuellement, à disparaître sous leur propre prolifération. Voilà une excellente métaphore de l'indécision de Howard, de son refus de sacrifier quoi que ce soit qui le conduit à être incapable de mener à bien toute entreprise valable. Notons toutefois que dans notre culture inondée des objets qu'elle produit, et particulièrement en Californie, l'accrétion des amulettes, les sanctuaires de l'objectification sont effectivement pratiqués de façon artistique — voir un certain nombre de couvertures de disques, par exemple Kerosene man de Steve Wynn, 1990) —, et les livres de Blaylock rentrent dans cette esthétique [1] des Gluers.

Dans le Dernier denier, Andrew Vanbergen se nichait au creux du cocon marital, tout en se posant la question de son départ. Howard Barton, lui, est célibataire, et ne demande rien de mieux que de reprendre où il l'avait laissée sa liaison avec Sylvia — ceux qui laissent leur voiture se couvrir d'autocollants s'imaginent toujours qu'on peut recoller les anciennes amours. Du coup, il s'est doté d'un objectif qui vaut la peine qu'on se batte pour lui, et à mi-parcours du livre se mue en homme d'action, tandis que le livre lui-même accélère son rythme — comme le faisait dans une certaine mesure le Dernier denier — ; on ne gâche plus de temps en ruminations philosophiques, et la violence fait même son entrée — une violence qui se borne à plier une voiture de sport vide contre un arbre, ou à faire sauter un sèche-linge avec des explosifs bricolés ; une violence faite maison et qui prête à sourire, dirigée contre des Mauvais qui sont plus risibles qu'effrayants.

En dépit de tout, Howard finit par en arriver à ses fins ; à certaines de ses fins, tout du moins ; et il doit par exemple enterrer sa jalousie maladive. Les rêveurs nostalgiques voient les vérités cachées de l'Univers, et même les Gluers ont un rôle à jouer, quand il s'agit de recoller les morceaux de Humpty Dumpty après sa chute.

Courses-poursuites et horions rendront peut-être ce roman un peu plus commercial que ses prédécesseurs dans le canon Blaylockien, mais il n'apporte pas beaucoup de nouvelles idées par rapport au Dernier denier ; il m'a énormément plu, mais ce n'est finalement qu'un chapitre de plus dans la chronique des rêveurs au cœur d'or qui voient enfin leurs vœux exaucés. Il vous sera indispensable si vous faites partie de la cohorte des fans de Blaylock… dont je suis peut-être le seul membre.

Notes

[1] This word appears by kind permission of Francis Valéry, Inc.