Carnet d'Ellen Herzfeld, catégorie Lectures

Ann Leckie : Ancillary Justice

roman de Science-Fiction, 2013

traduction française en 2015 : la Justice de l'ancillaire

Ellen Herzfeld, billet du 23 février 2014

par ailleurs :

Pour un premier roman, Ancillary Justice est stupéfiant. J'ai choisi de le lire parce qu'une critique, dans Locus, je crois, disait qu'il y avait des aspects rappelant les romans de la Culture d'Iain M. Banks.

C'est vrai, il y a un petit quelque chose, surtout des vaisseaux intelligents, conscients, avec de fortes personnalités, mais c'est quand même très différent.

L'univers décrit est complexe, avec une galaxie habitée par des êtres de cultures et même d'espèces très diverses. Depuis plusieurs millénaires l'empire Radchaii s'étend pour apporter la "civilisation" aux systèmes voisins de gré ou de force, avec les méthodes bien connues de notre propre histoire et de nos empires successifs. Mais il existe d'autres espèces intelligentes, certaines plus puissantes encore, qui mettent un frein aux velléités hégémoniques du Radch.

L'histoire est racontée à la première personne, avec des chapitres qui alternent entre un présent et un passé remontant à près de vingt ans où on suit les événements qui ont abouti à la situation actuelle. Le narrateur du présent est Breq, un soldat "ancillaire", seule survivante et dernière instance du vaisseau Justice of Toren. Elle vit depuis toutes ces années avec un seul but, mettre la main sur une arme très spéciale qui lui permettra de tuer le Maître du Radch, qu'elle a bien des raisons de haïr. Arrivée sur la planète Nilt, où elle pense enfin parvenir au bout de sa quête, elle sauve la vie de Seivarden, seule survivante d'une catastrophe remontant à mille ans et restée en animation suspendue pendant tout ce temps. C'est un officier issu d'une famille bien placée à l'époque mais, de retour dans un monde où elle n'est plus personne, elle a sombré dans la drogue et, pour des raisons pas très évidentes, se retrouve protégée par Breq, qui va œuvrer, parfois à contrecœur, pour la réhabiliter.

Dans les chapitres qui se passent dans le passé, le narrateur est le vaisseau Justice of Toren, dont la conscience est située dans un lieu central du vaisseau mais aussi distribuée à travers de multiples corps, ses soldats ancillaires. Ce sont en fait d'anciens "humains" dont la mémoire a été effacée, souvent comme punition pour un crime ou autre action qui a pu déplaire aux autorités. Ainsi, la notion de "je" est éclatée, et le point de vue peut passer d'un soldat à un autre, retourner au vaisseau lui-même, de façon quasi simultanée.

Cette utilisation de "soldats cadavres" a ses avantages, car l'IA centrale du vaisseau obéit aux officiers sans la moindre hésitation, et donc les soldats, habités par cette même conscience, font de même. De plus, il n'y a jamais de problèmes de discipline, comme cela arrive avec des soldats humains qui existent aussi sur certains vaisseaux. Les officiers sont, eux, totalement loyaux au chef suprême de l'empire.

Ce maître vénéré et absolu du Radch, Anaander Miannaai, est également un être multiple, se manifestant dans un corps ou un autre, parfois dans plusieurs à la fois et ensemble. Et en plus, elle est un peu schizophrène, car certaines parties de sa personnalité complotent contre d'autres parties. Donc, la pauvre Breq ne sait plus trop contre quelle instance elle doit orienter ses projets de vengeance.

Un autre élément qui ajoute à l'originalité du roman, c'est la question du genre. La langue Radchaai ne comporte pas de pronoms de genre et l'auteur a choisi une voie inhabituelle en utilisant toujours le pronom féminin, quel que soit le sexe de la personne. J'ai fait la même chose ci-dessus, ce qui, en français, me semble encore plus tordu. Parfois on apprend le sexe effectif de la personne en question, mais pas toujours, et le retour systématique au pronom féminin ajoute nettement au sentiment d'être dans une autre culture. De plus, dans certaines situations et dans d'autres langues que celle du Radch, le sexe a une importance et pourtant il est très difficile pour un non natif de la culture en question de savoir ce qu'il en est. D'où le risque permanent de faire une grosse bourde, au mieux une impolitesse, au pire une insulte grave.

Les deux éléments ensemble, le point de vue à la première personne éclatée en de multiples instances et l'utilisation universelle du pronom féminin auraient pu rendre l'histoire totalement confuse et opaque, et c'est le grand mérite de l'auteur d'avoir réussi presque à tous les coups à rester aussi clair que possible dans les circonstances.

Le fait est, néanmoins, que je ne sais plus trop si les protagonistes principaux sont en fait de sexe féminin ou masculin… C'est aussi une façon de pousser le lecteur à remettre en question ses préjugés sur le comportement et les sentiments des personnes selon qu'ils sont physiquement ou génétiquement mâle ou femelle…

Le tout est partie thriller, partie space opera, partie planet opera… Un premier roman très agréable et remarquablement bien fait. Mais certainement pas pour des débutants en SF…

À la fin du livre, il y a une interview de l'auteur puis un extrait d'un autre roman, d'un autre auteur, à titre de pub. De sorte que je suis arrivée à la fin de l'histoire, de ce volume du moins, sans m'y attendre vraiment, car je pensais qu'il restait encore un bon nombre de pages avant la fin. J'ai eu un choc et un sentiment de frustration car je voulais rester plus longtemps dans cet univers avec Breq. Il me faudra attendre la sortie du deuxième volume sur les trois prévus, j'espère assez rapidement.

Ellen Herzfeld → dimanche 23 février 2014, 16:08, catégorie Lectures

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