Carnet de Martinique Domel, catégorie Général

Évanescence de la vision

Martinique Domel, billet du 30 avril 2006

Par la fenêtre du bureau et lorsque le regard s'écarte de l'écran, on aperçoit à quelques mètres le vert de la haie de thuyas, trop proche pour que les arbres se découpent dans l'encadrement, trop éloigné pour que les feuilles prennent existence. Comme plus rien ne suggère alors le réel, on pourrait presque avoir affaire à un rideau tiré, à une volée de papier peint, à une toile non figurative. Mais c'est plutôt une de ces trames mécaniques qu'on voit, de celles qui suggèrent l'impression de profondeur lorsque les yeux cessent de converger et s'élancent vers le lointain, car un défaut du verre produit étrangement cet effet : là où il n'y avait l'instant d'avant que morne plaine surgissent soudain, au détour d'un reflet ou d'une ondulation, pics, caps et péninsules qui redonnent de l'intérêt au spectacle.

Face à la Science-Fiction, le ressenti est le même : dès que le lecteur potentiel empoigne le livre, tombent de sa quatrième de couverture archétypes, clichés et quincailleries diverses, bazar bizarre qui s'entasse à ses pieds et provoque chez lui un mouvement de recul. Devant cette ennuyeuse jungle à ferraille fort clinquante, sans âme, sans sens, il ne peut que s'éloigner, mais s'il laisse un instant son imagination s'approcher de l'infini, s'il ose passer la barrière du grotesque, de la honte et des idées reçues, au détour d'un reflet ou d'une ondulation il perçoit soudain l'immensité d'une nébuleuse et la douceur d'une galaxie qui redonnent de la profondeur au propos.

Cette vision n'étant manifestement pas donnée à tout le monde, on pourrait alors penser qu'on tient là un principe objectif, une forme rapide bien qu'instantanée de test qui partagerait le monde entre obtus et mieux comprenants, entre aveugles et bien voyants. Cela marche en général fort bien : on peut en effet faire bien plus agréablement la conversation à qui perçoit qu'Histoires sans gravité aurait pu se passer en orbite, à qui sait, dans l'expression « Mars, 1984 », que la virgule est omnipotente et transmute radicalement le troisième mois de l'année en quatrième planète du système solaire. Et comme toute bonne théorie, on désirerait alors bien sûr qu'elle soit scientifique, qu'elle retombe du bon côté du critère de démarcation, qu'elle soit réfutable et que l'on puisse donc concevoir des situations qui pourraient l'invalider mais sans le faire, oh non, jamais…

Malheureusement, ce n'est pas le cas. On trouve en effet dans la littérature — rarement il est vrai — quelques auteurs qui ont bien compris l'essence de la Science-Fiction, qui se la sont appropriée, dont on ne peut vraiment pas douter des capacités intellectuelles, et qui persistent néanmoins à l'utiliser dans leurs écrits non pour elle-même mais en tant qu'élément supplémentaire de ridicule dans leur évocation de la misère, de l'absurdité et de la médiocrité du monde. Un peu comme si Shakespeare, en quelque sorte, trouvait qu'une barge stellaire servait mieux son propos que le royaume du Danemark…

Nous parlions récemment d'anthologies virtuelles, une proposition qui a déchaîné les foules comme on s'y attendait. En voici un nouvel exemple, pour conclure et pour illustrer notre propos :

La SF comme élément de caricature
  • Dans les Hommes jaunes d'Urs Widmer, un écrivain et son ami se réfugient dans une maison abandonnée où ils sont face, au travers du voisinage, à des situations qui évoquent l'atmosphère de Deutschland bleiche Mutter ou des tableaux d'Otto Dix. Heureusement, pour nous égailler, de larges extraits des œuvres dudit écrivain nous sont donnés où la Terre a souvent à subir une invasion extraterrestre, et l'ami, dans son délire, a de plus en plus de mal à faire la différence entre ces évidentes élucubrations et la sanité bien connue du réel.
  • Le capitaine de vaisseau du Dernier voyage d'Horatio II d'Eduardo Mendoza est paresseux, incompétent, proche de la sénilité. Sa mission ? transporter on ne sait où des alcooliques, des délinquants, des dévoyés, une bande de tristes drilles dont l'unique objectif dans l'existence est la satisfaction à très court terme de pulsions insignifiantes. Des Cheech et Chong en plus nauséeux, en quelque sorte. Heureusement, pour nous égailler, l'action se situe dans l'espace, sous forme d'un space opera formaté façon Bragelonne, ce qui sert fort bien l'intrigue en lui rajoutant juste ce qu'il faut de caricature.
  • "Galons et galaxies", le premier texte de Comment voyager avec un saumon d'Umberto Eco, est aussi un space opera. Là, l'objectif est d'exposer et de fustiger les travers de la chose militaire, et où le faire mieux sinon dans le cadre du corps galactique, Sol III, Q.G. zone IV, Uranus ?

Folie des petitesses, nullité abjecte, intelligence militaire, la Science-Fiction a toujours servi à mettre en lumière ces qualités premières de l'espèce humaine. Mais ici, elle n'est que catalyseur : on la retrouve inchangée après lecture ; on se retrouve inchangé après lecture, sans perspective nouvelle sur le monde. Valait-ce vraiment la peine ? On pourrait peut-être alors envisager une nouvelle forme d'anthologie virtuelle, un sommaire qui rassemblerait sur un sujet précis quelques références bien documentées à des textes dont il vaut mieux se passer ? Bonne non lecture !

Commentaires

  1. cousinfrancislundi 30 avril 2007, 18:46

    Dommage, les thuyas ça gèle. Surtout au nord de la Loire. Il aurait mieux valu planter des cupressociparis leylandii (Cyprès de Leyland pour les mortels). Ça pousse plus vite, plus dense et ça n'a pas besoin qu'on s'en occupe. Idéal pour terraformer un jardin.

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