Carnet de Philippe Curval, catégorie Chroniques

Raphaël Granier de Cassagnac : Thinking eternity

roman de Science-Fiction, 2014

Philippe Curval, billet du 15 décembre 2014

par ailleurs :
Penser l'éternité

Certes, le nombre de romans qui paraissent en ce moment ne cesse de s'accroître, les genres se mélangent au point qu'il est difficile, pour les amateurs de SF, de reconnaître ses petits, tant le métissage est grand avec la littérature générale, la Fantasy, le Fantastique moderne, l'uchronie, le steampunk, et cætera. C'est une des lois de l'entropie : la SF, telle qu'elle est apparue dans son concept révolutionnaire, disparaît peu à peu de l'étal des librairies, pour être souvent remplacée par de l'eau de bidet.

La bonne nouvelle c'est qu'il existe toujours des auteurs français qui écrivent de la Science-Fiction contemporaine. Raphaël Granier de Cassagnac nous le prouve, avec Thinking eternity. Comme l'action de ce roman se déroule dans le passé par rapport au volume précédent publié également chez Mnémos, Eternity incorporated, que je n'ai pas encore lu, j'attendrai le troisième qu'il prépare avant d'aborder le second.

Si l'ensemble constitue une fresque futuriste, ce premier opus se situe déjà à une époque fort évoluée, cyberpunkée, où, par exemple, les conférences se pratiquent entre hologrammes, les piétons avancent sur hydroglisseurs dans New York, la première ville plastifiée, des gens se font greffer des prothèses pour pallier une déficience physique, des vivants sont endormis en espérant l'éternité dans un bunker autarcique et antinucléaire. Subtilement, sont introduits des éléments qui produisent l'impression que le récit se déroule dans un monde, une société qui ne ressemble pas à la nôtre. Ce qui suscite une certaine excitation chez le véritable amateur, habitué à un manque de structure conjecturale cohérente dans nombre d'ouvrages où l'auteur se contente de plaquer quelques changements superficiels sur notre mode de vie actuel, faute d'imagination.

À cela s'ajoute un thème plutôt rare dans la SF, car les deux personnages principaux cherchent à agir pour le bien de l'Humanité. Ce qui ne signifie pas que Thinking eternity s'apparente à une utopie.

En effet, dès le début du roman, une vague d'attentats au gaz Sylon dans le métro frappe les grandes capitales de la planète, causant 30 000 victimes. Personne ne saura exactement d'où provient cette attaque. Le “brouillard médiatique” qu'émet en permanence un réseau facebooké, d'où se répandent revendications et fausses nouvelles, est en partie responsable de l'échec de l'enquête menée sur les cinq continents.

Par bonheur, Adrian Eckard réchappe à la mort. Grièvement atteint aux yeux, il aura la chance de s'en faire poser d'artificiels par le docteur Shin. Ce dernier a déjà réalisé ce genre d'exploit sur des primates avec un pourcentage raisonnable de réussite. « Partielle, ajoute-t-il, et le temps de rééducation sera long. »

Voilà qui donne à Adrian le loisir de réfléchir, d'inventer les bases du “thinking”. Soit un effort missionnaire pour convaincre les peuples de la planète que la science n'est pas une religion, mais qu'elle incarne la seule solution pour comprendre le monde et permettre aux hommes de s'écouter, donc de s'entendre. Idéal progressiste et égalitaire. « Un truc vraiment abordable, traduit automatiquement dans toutes les langues, assimilable par les analphabètes. », comme le présente un de ses disciples.

Sitôt guéri, le regard augmenté par ses yeux artificiels, Adrian part pour l'Afrique, prêche avec un énorme succès auprès des foules l'avènement de thinkopedia, qui se déclinera en thinko'earth et thinko'sky, selon qu'on s'intéresse à la terre ou au ciel. Puis il établira une centrale d'intervention, Thinkcity sur Taoland, l'un des “sociétats” qui se sont développés sur la planète. Soit de nouveaux états indépendants créés par des sociétés.

Ce qui me rappelle, mais je n'y vois aucune interférence, la transformation de l'Angleterre dans Lothar blues, où les habitants sont devenus actionnaires du pays, au lieu de contribuables. Une façon radicale de dynamiter ces États stratifiés que les temps révolus nous ont légués, source de conflits territoriaux, idéologiques ou religieux, économiques dont souffrent des milliards d'individus prisonniers d'une tradition et d'une culture qui se transmet de génération en génération. Ce qu'on nomme la Nation, qui engendre le nationalisme, le souverainisme, le repli sur l'Histoire.

Aussi, lorsqu'on apprend qu'Adrian se fait passer pour mort, adopte une alteridentité afin d'éviter qu'on l'adore comme un prophète, et qu'il se réfugie dans un sociétat qui s'appelle Googland, on frémit ! Quelles qu'en soient les structures et l'idéologie sur lesquelles il est bâti, l'État reste un État. Et pour toujours, c'est une forme de domination sournoise dont nous sommes tous, plus ou moins, les opprimés.

Évidemment, il faut s'armer de la foi du charbonnier lorsque Raphaël Granier de Cassagnac nous décrit la façon dont Adrian Eckard parvient à convaincre sans aucun problème les masses africaines, puis les habitants d'Amérique du Sud, etc., de la vertu du "thinking” ; penser par la science, d'accord ! À condition de connaître quelles seront les répercussions philosophiques, politiques et sociologiques de cet engagement. Ce qui n'est pas rigoureusement détaillé dans le roman, mais apparaît comme une certitude inhérente à notre avenir. Certains lecteurs mal intentionnés pourraient douter de la solidité du projet. Personnellement, je suis tout à fait prêt à l'admettre. Sans spéculation aventureuse, il n'existe pas de fiction audacieuse.

Par ailleurs, Diane, la sœur d'Adrian, informaticienne de génie, travaille pour la société Eternity, entreprise philanthropique destinée à fabriquer des intelligences artificielles afin de protéger l'Humanité dans les siècles à venir. À partir d'Artémis, une IA qui répond à toutes les questions qu'on lui pose, son projet consiste à réaliser une IA libérée, exempte du syndrome Andreev-Popescu qui interdit, théoriquement, à ces créatures d'avoir une “intelligence viscérale”. C'est-à-dire la possibilité de penser par elles-mêmes, et par conséquent de prendre des décisions favorables à la survie éternelle de ceux qui les ont inventées, les Hommes. Avec tous les risques que comporte un pareil transfert de responsabilité.

Y compris la “mélancolie numérique”.

Diane rejoint le laboratoire secret où un certain Max a enfin découvert le moyen de les réaliser.

Le frère et la sœur se rencontreront-ils afin de partager leur expérience au sujet du projet humanitaire qu'ils préparent tous les deux sous une forme différente ?

C'est alors qu'un virus… mais je n'irai pas plus loin.

Raphaël Granier de Cassagnac, mêlant chapitres subjectifs, rapports, interviews qui éclairent quelques points obscurs du récit, ajoutent des informations sur des personnages secondaires, gagne son pari de nous maintenir en haleine du début jusqu'à la fin de son roman. Un seul regret, peut-être, à propos de l'écriture qui souffre d'un manque de relief. Comme si, emporté par son sujet, la recherche d'un style apparût à l'auteur comme un élément de moindre importance.

« Mieux vaut une spéculation réussie, même si elle n'est que rédigée, à un mauvais roman de Science-Fiction fort bien écrit. » me répond Martinique Domel à cet égard. Sans doute ! Mais comme le disait Pierre Dac : « L'un n'empêche Melba. ».

De toute manière, avec Thinking eternity, nul doute que Raphaël Granier de Cassagnac se révèle comme un écrivain plein de promesses. Car il sait allier à une invention fertile une construction très habile, ménageant le suspense sans recourir à de longues explications qui fusillent parfois ce qui aurait pu devenir d'excellents romans de Science-Fiction. Le développement du récit s'appuie sur le vécu des protagonistes qui, s'ils se montrent plus ou moins virtuels, sont tous porteurs d'idée. Ainsi, le texte fonctionne par induction. Ce qui m'apparaît comme le mode de transmission d'énergie idéal pour la préparation des meilleures recettes.

Philippe Curval → lundi 15 décembre 2014, 15:38, catégorie Chroniques

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