Carnet de Philippe Curval, catégorie Chroniques

Fromage de tête

Philippe Curval, billet du 9 décembre 2010

Pourquoi j'aime la modernité ? Parce qu'elle gonfle le temps et qu'elle permet de disposer d'heures de liberté dont peu de privilégiés jouissaient auparavant. Au début des années quatre-vingt, le gouvernement de l'époque l'avait compris en créant le Ministère du Temps libre, qui a malheureusement disparu depuis.

« Mais de quoi parlez-vous en disant que le temps gonfle. » me demanderez-vous ? Prenons un exemple : l'autre jour, pour installer une pompe à chaleur dans ma maison, j'ai téléphoné à ERDF. Après plusieurs propositions numérotées qui ne me concernaient pas, la voix automatique au bout du fil m'a incité à composer mon code client à quatorze chiffres. J'y suis parvenu. Trente secondes plus tard, j'ai eu la satisfaction d'entendre une autre voix me dire : « Vous habitez au tel numéro, de telle rue, dans telle ville, code postal. ».

J'étais content d'apprendre où je demeurais. D'ailleurs, la voix a repris pour me demander si je résidais bien là. Comme j'étais informé, j'ai pu répondre : « Oui. ». Puis est venu l'interrogatoire afin de savoir pourquoi je téléphonais. Lorsque je suis parvenu à saisir ma question, j'ai tapé sur la touche correspondante. Les secondes se sont écoulées. Puis la voix m'a appris que j'aurais pu trouver des réponses sur l'internet, mais que si je voulais à tout prix un interlocuteur, je devais sélectionner une autre touche.

Ce que j'ai fait. Encore un peu d'attente. Cette fois, la réplique a été claire : « Pour plus de précision, composer ce numéro à quatre chiffres ; 0,15 € la minute. ».

Comme je voulais comprendre gratuitement quelles étaient les conditions requises pour joindre un erdfeur, j'ai recommencé par le même canal que le précédent. Déroulement similaire des séquences, même résultat.

Il n'y a pas si longtemps, je téléphonais à l'agence la plus proche. En trois minutes tout était trop facilement réglé. J'ai consulté ma montre. J'avais gagné près de quinze minutes. Quinze minutes pendant lesquelles j'aurais travaillé. Donc, quinze minutes de liberté. Ce qu'il fallait démontrer.

Depuis, j'ai établi un calendrier qui me permet de passer une journée entière à ne rien faire en appelant d'une ligne fixe différentes administrations, fournisseurs, etc., sans rien débourser. Par un coup de chance insigne, j'ai même réussi à joindre le cimetière (où, dans le pire des cas, je me reposerai définitivement) pour apprendre que tout était complet. Ce qui a confirmé mon souhait de ne pas assister à mon propre enterrement.

C'est beau, la technologie de la modernité. Saisissez-vous d'un stylo Pilot “remove by friction”. Vous écrivez quelques lignes de votre invention au roller, ce qui semble ineffaçable. Pas du tout, vous frottez avec l'autre bout et la fiction disparaît. C'est le stylo de l'homme invisible.

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Peter Watts : Starfish

(Starfish, 1999)

roman de Science-Fiction

Philippe Curval, billet du 9 décembre 2010

par ailleurs :

Je me demande si ce n'est pas ainsi que Peter Watts a éjaculé son Starfish. Comme il l'annonce dans ses remerciements : « J'ai assemblé tous ces mots moi-même. En exploitant toutefois sans vergogne le maximum de monde possible pour les assembler correctement. ». Au cours de la rédaction, il a dû en effacer quelques-uns par inadvertance. Non que je veuille dire par là que Watts n'est pas un écrivain intéressant. C'est une sorte de Van Vogt contemporain dont l'imagination va si vite qu'il ne peut l'endiguer, si bien que le lecteur sort tout ahuri de ses romans, en se demandant quel en était exactement le propos. Mais vraiment heureux d'avoir passé un aussi bon moment.

L'essentiel de l'action se situe autour de la faille Juan de Fuca, à trois mille mètres au fond de l'océan. Grâce à la géothermie sous-marine, les problèmes d'approvisionnement des terriens en énergie sont résolus. Mais en attendant d'automatiser la gestion des “fumeurs”, ceux-ci sont exploités par des humains.

Parce qu'il est difficile de trouver des volontaires, l'Autorité du Réseau Électrique choisit les “rifteurs” parmi les déviants sexuels, les brutes inguérissables, les pervers polymorphes et autres agités du bocal. On équipe un de leurs poumons en branchies artificielles, capables de les faire respirer dans l'eau sous haute pression, comme les poissons des profondeurs. Protégés par des calottes oculaires, ils vaquent à leurs occupations au milieu de monstres marins voraces et rigolos, dont l'organisme est fragile comme du cristal. Watts se donne du plaisir à les décrire et nous en profitons par la même occasion. Que font exactement ces damnés de l'océan ? On n'en saura pas grand-chose. Car l'essentiel n'est pas là. Starfish est d'abord le grand livre de la paranoïa.

Quel est le secret de Lennie Clarke qui s'impose en leader de l'équipage du Beebe, leur module d'habitation ? Vous le devinerez peut-être à la fin du roman. Ce qui importe ce sont les rapports passionnels qui se développent sous pression entre les personnages. Dialogues interminables, actes diaboliques, disparitions énigmatiques ponctuent ce huis clos infernal.

Mais, comme si ce tour de force sur deux cents pages ne suffisait pas, Watts va faire peser d'autres menaces sur ces malheureux. Car, à la surface, du côté des “sécheurs”, l'internet est contaminé. Ce qui rend difficile le contrôle des “rifteurs”. Des gels intelligents, comparés à des “fromages de tête”, sont chargés de restaurer le réseau. Gels qui n'ont qu'une liberté, choisir le plus simple par rapport au trop compliqué. Et comme la gestion du personnel des centrales sous-marines n'est pas exempte de problèmes insolubles, le plus simple n'est pas nécessairement en faveur des damnés de l'océan.

Vous l'aurez compris, Starfish n'est pas un roman de tout repos. Il n'est pas indiqué de le lire lentement, en espérant tout assimiler. Je recommande au contraire de le dévorer à raison de soixante pages par heure minimum pour que ce patchwork délirant se colle à la mémoire. Ceux qui aiment vraiment la Science-Fiction en tireront une bonne dose de dopamine, l'élixir du bonheur. Peter Watts trace son sillon romanesque en motoculteur de la modernité, sans se soucier des mauvaises herbes.

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