Carnet de Philippe Curval, catégorie Chroniques

Jacques Barbéri : Cosmos factory

roman de Science-Fiction, 2013

Philippe Curval, billet du 1er février 2014

par ailleurs :
Cauchemar à étages

Plus de dix ans après le Crépuscule des chimères, voici le deuxième volume d'un diptyque longuement mûri, Cosmos factory, qui paraît et reparaît à la Volte. Ceux qui ont aimé le premier roman ne seront pas déçus, les seconds méritent encore une chance de s'initier au monde de Jacques Barbéri.

Si vous voulez bien m'accompagner pour la visite.

À la suite de la mort de son mari, Helena se trouve soudain dotée du pouvoir d'explorer le psychisme des autres, en particulier de deviner si l'un d'entre eux ne serait pas possédé par un démon. L'une de ces étranges créatures gluantes et proliférantes qui se glisse entre les genoux de Claire, sa fille, pour la pénétrer, au moment où elle tente de se suicider dans son bain. Ce qui cause sa fin subite, semble-t-il.

Quelque quinze ans plus tard, Helena, en compagnie d'un certain Heimdal combattent une créature immonde surgie du fleuve, qui croque les têtes de tout ce qu'il trouve devant lui. Helena va servir d'appât, tandis qu'Heimdal désintégrera le démon. L'arme s'enraye au moment où celui-ci fonce vers elle. Helena, qui développe toute sa puissance mentale pour le stopper, subit le choc et s'enfonce dans le coma.

Claire, qui a survécu, va s'installer dans un hôtel près de l'embouchure de la Miskatonic. Elle souhaite attendre l'éveil de sa mère qui repose dans une clinique, toujours dans un état précaire, pour l'interroger sur les circonstances exactes qui ont amené son obscure grossesse, craignant qu'elle ne veuille tuer son fils Jack, maintenant adolescent.

Cet hôtel qui ressemble à un crabe de cristal offre une vaste perspective sur la lagune, les îles, la marina où se situent les ateliers des bioartistes qui créent des œuvres étranges, la pointe nord-est de la ville de Kingsport, Innsmouth.

Nous pénétrons dans le domaine de Lovecraft où ne rodent pas que des Cthulhu. Dans le parc labyrinthique qui mène à la clinique, Jack y rencontre Aha, un monstricule qui construit des volvox, mondes minuscules et sans portes. Quand il rentre dans sa chambre, ses voisins se transforment en choses répugnantes. Parfois, il se couvre de plumes. Çà et là surgissent à l'improviste des êtres pourvus de tentacules et de crocs.

Afin de se remettre de ses émotions, Jack va dîner seul. Le maître d'hôtel semble bien connaître sa famille. Un monstre apparaît qui dit à Jack de ne pas croire à tout ce qu'on lui raconte à propos de ses origines. Le maître d'hôtel l'abat.

À ce stade, on perçoit tout ce qui fait le charme étrange et pénétrant de ce dernier roman de Jacques Barbéri. Un style charnu et grouillant d'images, où l'on devine le point de vue distancié du dandy, de l'aristocrate méditerranéen. Je m'explique, chez Barbéri, l'écart qui sépare le Ça et le Moi est si vaste qu'il se regarde constamment en train d'écrire, ce qui provoque en lui à la fois le désir de s'enfoncer encore plus profondément dans la noirceur de son scénario démoniaque ; en même temps qu'il conserve vis-à-vis de son univers un humour ravageur qui trahit le signe d'un recul stratégique à l'égard de ses personnages, servomoteurs pour l'expression de ses fantasmes.

Enfant de l'incertitude quantique (serait-il né sous Higgs ?), Jack va traverser ce “spéculat” aux multiples rebondissements pour découvrir le secret de sa fécondation. Quand Jack rêve de son père, n'est-ce pas son père qui, dans son rêve, a rêvé de Jack ? Reste à savoir lequel a rêvé le premier.

Poursuivant sa quête, Jack part à Innsmouth dans une voiture de course qu'il conduit à mort. Les filles qu'il emmène en virée sont affolées et ravies. La ville a conservé son aspect antique. Ils se rendent dans un bar. Drogues, alcools. Là encore, de grandes lèvres d'hommes aux organes charnus s'infiltrent entre les cuisses des filles émoustillées. Premier indice, une certaine Wendy fait à Jack une langue profonde pour savoir s'il est ou non le rejeton d'un démon. D'après ses conclusions, il devrait passer le test Voight-Kampf pour connaître enfin s'il est un extraterrestre ou un humain.

Après une biture carabinée, il se réveille auprès de Vera, nus tous deux. Jack en deviendra follement amoureux.

C'est une des gardiennes du delta chargée de le suivre. Elle lui révèle que leur cosmos est prêt à s'écrouler. Car, il y a bien longtemps, un humain a floculé la matière et engendré un univers anamorphique au sein de la Structure. D'autres ont suivi son exemple au fil des millénaires, inventant des sphères imbriquées entre elles par des zones de Singularité, les Portes. Après des guerres infernales entre ses créateurs, l'anamorphovers est aujourd'hui menacé par une cruelle entité assoiffée de destruction, Yog Sothoth, une pieuvre cyclopéenne que les anciens dieux ont enfermée dans un hypermonde étroitement scellé. Or, Jack serait peut-être un kassakaappimies, seul être capable de franchir les Portes. Et son père n'est autre que… Mais je m'arrête ici pour ne pas gâcher votre plaisir malsain. Car connaître la suite de cet inextricable imbroglio en est un.

Sachez toutefois qu'en atteignant le chapitre 18 de multiples experts bien informés vous fourniront d'intéressants renseignements au sujet des Mouches et des Araignées et de l'organisation complexe de ce monde particulier.

En lisant Cosmos factory, vous pénétrez dans un cauchemar à étages. Avec ses ruptures brutales, ses déformations, ses bouffées de réalité, ses obsessions maniaques, ses délires pervers, ses crises d'hilarité, ses sursauts d'angoisse et ses plages de délices, il donne à voir en zoom, en panoramique, en contreplongée comme en vue cavalière, un monde onirique en pleine expansion, surgi du big bang cérébral de son auteur.

Une fois la dernière page du roman refermée, vous ne pourrez l'oublier car, comme l'écrit Jacques Barbéri : « la mémoire est le cancer du temps ».

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