Carnet de Philippe Curval, catégorie Chroniques

Tristan Garcia : 7

longues nouvelles & roman de Science-Fiction, 2015

Philippe Curval, billet du 4 février 2016

par ailleurs :
la ​Science-Fiction blanche

La Science-Fiction est entrée dans les mœurs, à tel point qu'on n'en parle plus. Lisez 7, un roman fragment de Tristan Garcia en sept parties, vous pourrez constater sur la quatrième de couverture que le mot n'est pas cité ; vous consulterez les critiques des news comme l'Express ou le Point, nulle part il n'y est fait allusion. Et pourtant, si l'auteur se situe parfois dans la veine de Marcel Aymé et s'autorise (à juste titre) à vagabonder dans la fantaisie (pas la Fantasy), il est évident que la Science-Fiction l'a nourri, qu'il y fait souvent allusion dans son texte, bref qu'il s'agit bien d'un roman de Science-Fiction paru sous le manteau. Mieux encore, qu'il contient d'excellentes idées qui n'ont pas toutes été traitées dans d'autres nouvelles, d'autres romans, bref qu'il s'agit d'une œuvre tout à fait excellente. Et, puisque c'est excellent, il devient évident pour les responsables de l'establishment qu'il importe surtout de taire ses origines pour ne pas en éloigner d'éventuels lecteurs effrayés à l'idée de lire un roman de SF.

La construction de 7 est originale, en ce sens que ce pseudo roman se compose de six longues nouvelles (que l'auteur nomme romans miniatures) et d'un roman en sept épisodes qui s'affirme, selon ses dires, comme une façon de revisiter les premiers thèmes sous un autre angle. J'avoue ne pas avoir été convaincu par la démonstration.

Mais ce constat n'a qu'un intérêt secondaire ; entrons dans le vif des sujets. Par son style familier, inventif, bien informé, fort imagé, Tristan Gracia nous plonge dans un présent revisité, fortement spéculatif. Il y pratique simultanément l'art de la précision et celui de la confusion, qui entretient chez le lecteur un sentiment d'incertitude subtilement équilibré.

Ainsi, dans "Hélicéenne", LICN est une nouvelle drogue qui permet à ceux qui en usent de remonter dans leur propre passé sans que leurs corps subissent une modification relative à l'époque de leur vie qu'ils ont atteinte. Seule limite, il est impossible de remonter au-delà de ses sept ans sans risquer une fin dramatique. Ces manipulateurs d'à la recherche du temps perdu subissent à l'évidence des bouleversements psychologiques angoissants, en relation avec l'écart qu'ils ressentent en vivant simultanément leur présent et leur passé.

Dans "les Rouleaux de bois“, un chanteur de rock de seconde zone, auteur d'un seul tube, s'aperçoit que son œuvre a déjà été écrite et reprise depuis l'aube des temps à l'aide d'une technologie primitive. Même si l'histoire est bien menée, le fondement même du sujet s'avère peu convaincant. De même pour "Sanguine", où les échanges de visage entre un monstre défiguré et une somptueuse créature laissent un goût d'insatisfaction.

Par contre, "la Révolution permanente", qui traite des désenchantements d'une communiste à travers les rêves entrecroisés de plusieurs possibilités d'avenir, se révèle un brillant exercice, bien imaginé, bien vu, même s'il s'en dégage un léger parfum réactionnaire.

Délire fortéen particulièrement réussi, "l'Existence des extraterrestres" est un petit chef-d'œuvre que Jacques Bergier n'aurait pas renié. Tout commence au moment où trois personnes viennent rosser un paysan qui prétend avoir vu dans son champ l'un des cercles mystérieux que provoquent les ovnis. Ce subtil récit à double détente entre ceux qui croient aux ovnis et ceux qui disparaissent lorsqu'ils n'y croient plus donne naissance à l'Hypothèse : et si les ovnis n'existaient que lorsqu'on y croit. Drôle et percutant.

Se réclamant à la fois de Ted Chiang et de Greg Egan, "Hémisphère" se révèle comme la plus troublante et la plus philosophique de ces six premières novelettes. Dans un futur où l'initiative est venue de ceux qui refusaient le monde de l'internet et de la communication forcenée, chacun s'est isolé par petits groupes selon ses croyances, ses religions, ses ethnies dans un Hémisphère particulier où règnent les “principes”. « Il y a des Hémisphères partout, en colonies, en grappes ou par traînées » que décrit l'auteur à foison page 301 et 2. Depuis les lefebvristes minoritaires, aux légalistes du xiie siècle chinois jusqu'aux adeptes du rêve, défenseurs des animaux ou partisans du suicide collectif, la liste est sans fin. Un contrôleur des Principes est amené à les visiter. Je vous laisse le plaisir de déguster cette petite merveille d'intelligence, allégorie du souverainisme forcené, que couronne une chute énigmatique.

"La Septième", qui occupe presque une moitié de l'ouvrage, pourrait s'intituler : "Comment faire la révolution quand on est immortel ?".

Dans ce roman ambigu, multiple et intrigant qui parcourt un demi-millénaire de vies différentes, Tristan Garcia s'intéresse au sort d'un garçon de sept ans qui s'arrache les poils du nez pour saigner. À partir de cette tare, un médecin blond du Val-de-Grâce diagnostique son immortalité, tout en pensant qu'il n'est pas le personnage principal de sa propre existence.

Révolutionnaire, poignardé à plusieurs reprises sans effet notable, renaissant, devenu gourou, créant un phalanstère superécolo, prix Nobel, fatigué de recommencer plusieurs fois sa vie depuis l'enfance, qui est-il exactement ? Son cerveau est-il capable de produire des copies de sauvegarde grâce à une mutation génétique ? Sa structure moléculaire agit-elle sur les propriétés subatomiques de la matière ? Serait-il une sorte de trou noir à forme humaine ? Vit-il réellement dans son propre roman ?

À toutes ces questions sans réponse, Garcia donne vie et mort à travers une suite d'épisodes foisonnants qui raconte en filigrane l'histoire future de la France, ses échecs, ses révolutions.

Au sixième avatar du héros et de sa compagne amoureuse ennemie, Fran, qui le prend pour le Messie, l'adore ou le tue selon les épisodes, le lecteur ressent une certaine lassitude.

C'est le moment où le personnage choisit d'écrire le roman crypté de ses vies anciennes, dont le premier texte s'appelle "Hélicéenne".

C'est aussi le moment où l'auteur, légèrement essoufflé par l'ambition de son projet, prenant le parti de Borges, démonte peu à peu la vraisemblance de sa fresque pour nous livrer son ultime vérité, par une sorte de coup de pied à l'âne (à l'âme).

À travers cette brève analyse d'une œuvre complexe où l'humour perce sous une méthode précise de mise en condition du lecteur, il paraît évident que Tristan Garcia n'a pas hésité à franchir de pas. De philosophe reconnu dans la mouvance d'Alain Badiou, pratiquant le réalisme spéculatif, il nous livre, avec 7, le meilleur roman de Science-Fiction de l'année 2015 — oui, je suis en retard mais j'ai des excuses. Sous le masque de la collection blanche des éditions Gallimard, il y rejoint 2084 de Boualem Sansal, texte plagiaire d'une platitude extrême, encensé par la critique. Ces deux romans, comme tant d'autres parus dans diverses maisons, montrent à l'évidence l'émergence de la Science-Fiction “blanche”, celle qui n'ose pas dire son nom mais qui, par un étrange phénomène de transfert, est plébiscitée par un public innocent, ignorant que cette littérature existe officiellement depuis près d'un siècle. Cherchez les responsables !

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