Préfaces et postfaces de Gérard Klein

Greg Egan : l'Énigme de l'univers

(Distress, 1995)

roman de Science-Fiction

préface de Gérard Klein, 2001

par ailleurs :

Je tiens l'Énigme de l'univers pour un des romans littéraires les plus nouveaux de la fin du siècle dernier, non pas certes pour des novations formelles qui sont voisines de zéro, mais pour sa mise en scène d'un problème scientifique, à la fois actuel et d'avenir, élevé au rang de protagoniste.

Certes, on me fera remarquer que l'évocation d'un problème scientifique n'a rien à voir avec la littérature et que celle-ci consiste à employer le mieux possible des mots afin de toucher un lecteur, de l'émouvoir, quoi que cet emploi puisse signifier, à la limite rien d'autre que sa signalisation d'un signifiant sous la forme d'un bruit de lettres. Mais il se trouve précisément qu'une question scientifique peut émouvoir, et profondément, et pas seulement l'intelligence, et que toute la question est de susciter, avec des mots, cette émotion. La littérature consiste à faire exister avec des mots des fantômes, sinon des fantasmes. Ici, c'est d'un fantôme de la science qu'il s'agit.

De telles tentatives sont rares. Dans la littérature dite générale, on peut citer le Principe d'incertitude de Michel Rio (1993), roman intéressant mais incomplètement abouti faute d'une fusion complète entre l'argument scientifique et la trame romanesque : des personnages échangeant des propos, même bien informés, sur l'incertitude de Heisenberg ne suffisent pas à créer une attente. Dans la Science-Fiction elle-même, il est le plus souvent question d'exploits technologiques ou de désirs plus ou moins hâtivement rationalisés dans un cadre pseudo-scientifique.

Rien de tel dans l'Énigme de l'univers. Un des principaux personnages du roman est la Théorie du Tout, activement recherchée dès nos jours et censée décrire de façon complète la microphysique et par extension écarter tout arbitraire de la naissance de notre univers. Elle y est l'enjeu de conflits passionnés entre des chercheurs, soit qu'ils contestent âprement les exposés de leurs collègues, voire excluent même sa possibilité, soit qu'ils s'en disputent la formulation et la paternité. Elle suscite des oppositions violentes du côté des “irrationnels” tenants des Cultes de l'ignorance qui refusent absolument que les Mystères de la Création Divine soient ainsi divulgués ou profanés. Elle introduit enfin une conclusion surprenante que certains qualifieront d'irrationnelle voire de mystique et qui les choquera peut-être venant de Greg Egan. Mais cette conclusion a pour objet principal de nous rappeler que ce qui fait irruption du réel dans la réalité se montre toujours imprévisible et surprenant au point de nous obliger à réviser du tout au tout notre ontologie. Les savants mêmes qui pensaient à la fin du xixe siècle mettre un point final aux traités de physique devaient en ouvrir au début du xxe un chapitre entièrement original. On n'a pas fini de l'écrire et il est gros de surprises aussi considérables.

Ainsi Greg Egan introduit-il à peu près successivement dans son roman comme protagoniste la problématique d'une invention théorique de première grandeur, puis comme antagoniste l'opposition forcenée et souvent imbécile que suscite la science là où précisément elle réussit, et il conduit à se demander ce que c'est que l'irrationnel, et enfin comme épilogue les effets pratiques d'un changement de paradigme, d'un dévoilement du réel. On trouvera sans doute mon résumé bien abstrait mais il vise seulement à souligner comment l'objet scientifique est au cœur de l'œuvre d'Egan comme la culpabilité peut l'être à celui de l'Œdipe de Kinéthon, ou l'obligation de l'honneur à celui du Cid de Corneille. L'objet scientifique est ici profondément, voire inextricablement, inséré dans une trame humaine, sociale, au lieu d'être superficiellement appliqué sur une intrigue par le truchement d'un bavardage. C'est là que réside à mes yeux la novation substantielle.

Tâchons d'examiner, sans déflorer le roman, chacun de ces aspects, la Théorie du Tout, l'irrationnel et la démiurgie issue de la connaissance, et par la même occasion, essayons de faciliter sa lecture à ceux qui seraient insuffisamment familiers avec certains développements de la physique.

La Théorie du Tout vise à élucider les derniers — et massifs — points obscurs de la physique après un siècle de révolutions relativiste et quantique. Si l'univers n'est pas arbitrairement construit, ce que la plupart des physiciens se refusent à croire, toutes les grandeurs observées doivent pouvoir être reliées dans une seule théorie ou, si l'on préfère, dans une ultime équation. Les valeurs précises des constantes fondamentales doivent avoir un sens et s'éclairer les unes les autres. Dans l'état actuel de nos connaissances, les particules qui constituent la matière de notre univers sont au nombre de douze, six leptons (électron, muon, tau et trois neutrinos) et six quarks, ce qui, avec leurs anti-particules, constitue un parc de vingt-quatre briques possibles.(1) Pourquoi ce nombre ? Il est déjà remarquable que ce que l'on a appelé le zoo des particules ait pu se réduire à ces douze constituants. Ces particules sont-elles vraiment fondamentales ou bien sont-elles susceptibles de décomposition en sous-constituants encore moins nombreux comme le pensent certains théoriciens, voire indéfiniment comme le croient ceux qui suggèrent que la micro-réalité est fractale, avec pour seule limite la barrière de Planck ?(2) Ces particules sont du reste décrites au moyen de dix-neuf paramètres indépendants, ce qui laisse quelque place à la condensation théorique.

Second problème fondamental non résolu, à vue première sans relation avec le précédent, l'élaboration d'une théorie qui inclurait à la fois la théorie quantique et la relativité, pour l'instant incompatibles dans un même formalisme. Des cinq forces de l'univers devenues quatre depuis la fusion de l'électricité et du magnétisme dans la force électromagnétique, les physiciens théoriciens ont successivement réussi à relier celle-là avec la force faible dans l'interaction électrofaible, puis encore celle-ci avec l'interaction forte grâce à l'électrodynamique quantique ou plus précisément à la chromodynamique quantique dans ce qu'on appelle le “modèle standard”. Mais la gravité, décrite par la relativité générale, leur demeure inconciliable dans un même formalisme. Il n'y a pas encore de gravité quantique. La relativité, aboutissement de la physique classique, marche très bien de son côté, et la théorie quantique la plus raffinée tout aussi bien du sien, mais il est impossible de les réunir dans un même système d'équations.

Cela n'a pas beaucoup d'importance pratique car les discrépances ne se manifesteraient que sur des distances et des durées beaucoup trop courtes pour que nous puissions même les observer. Mais cela représente un scandale pour l'esprit, un scandale logique aussi bien qu'esthétique. Il n'y a aucune raison pour que l'univers fonctionne en dernière instance selon deux systèmes différents et strictement incompatibles entre eux à une certaine échelle, certes très petite. Tout l'effort des physiciens, toujours couronné de succès, a consisté à réduire le nombre des éléments, des constituants, des forces, présents dans l'univers et à en rendre compte à l'aide d'explications de plus en plus simples, sinon à comprendre, du moins à écrire. Il apparaîtra intolérable à tout esprit bien né que cette tâche ne puisse être menée à son terme.

Certes quelques pistes s'offrent, celle de la supersymétrie, celle de la théorie des cordes, et celle enfin d'une sorte de fantôme théorique, la théorie M d'Edward Witten qui a pour principal inconvénient de n'être pas constituée, dite encore de la Grande Unification, dont on suppose qu'elle pourrait trouver place au noyau du nuage formé par toutes les théories actuellement proposées, sans qu'on puisse en dire beaucoup plus. Mais la supersymétrie décrit des particules impossibles à observer et n'est donc pas directement validable, la théorie des cordes introduit à certaines insuffisances ou contradictions, et la théorie M demeure insaisissable à tous les sens du terme sinon en tant que théorie d'une possible théorie unificatrice.(3)

Voilà donc l'enjeu de la Théorie du Tout. Bien qu'ils ne sachent pas comment l'atteindre, les physiciens, dans leur majorité, sont confiants dans l'idée qu'on y parviendra un jour ou l'autre, peut-être sous la forme de l'équation ultime, du moins sous une forme restreinte qui, tout en unifiant toutes les forces, indiquerait en même temps pourquoi il n'est pas possible de construire une théorie complète de l'univers. La physique aurait atteint son but. Serait-ce pour autant la fin de la physique et la fin de la science comme persistent à le répéter des journalistes ignares chaque fois qu'ils abordent le sujet ? Il est vrai que les journalistes sont apocalyptiques dans l'âme et qu'ils adorent annoncer à répétition la fin de quelque chose, par exemple de la Science-Fiction.

Cette idée que la science puisse être achevée parce que l'on aurait découvert une particule ultime et unifié la relativité générale et la physique quantique, idée à la fois repoussante et tentante pour les tenants de tous les obscurantismes, me révulse tant elle révèle d'ignorance des fonctionnements des sciences et d'insensibilité aux complexités de l'univers. Autant dire qu'après que Magellan eut fait le tour de la Terre, il n'y avait plus rien à découvrir.

À supposer que l'on invente et valide la Théorie du Tout, ce qui ne me semble ni impossible ni certain, cela voudrait seulement dire qu'on aurait atteint un fondement ontologique descriptible avec nos moyens mentaux. Tout le reste ou presque, au-dessus, demeurerait à explorer. Ainsi, pour rester dans le microscopique, la physique nucléaire que certains disaient un peu tôt achevée, recèle encore bien des mystères. Nous ne savons pas quelle forme exacte ont les noyaux. Nous sommes incapables de prévoir s'il existe un îlot (voire un continent) d'éléments stables hyperlourds au-delà des éléments artificiels instables que nous savons produire. De même, la théorie de la supraconductivité est incomplète et ne nous permet que des conjectures et des essais empiriques sur l'existence de supraconducteurs à des températures élevées. Il n'est nullement certain qu'une Théorie du Tout nous fournirait instantanément les réponses. Elle nous dirait certes de quelle(s) brique(s) est fait l'univers et selon quelle(s) disposition(s) fondamentale(s) elle(s) s'assemble(nt) pour fournir l'incroyable diversité du réel macroscopique, mais elle ne nous donnerait pas forcément les règles d'assemblages et de combinaisons à des niveaux supérieurs. Plutôt que la fin de la science, une telle découverte serait tout juste le début d'une véritable science, éventuellement non empirique.

Et encore. Au niveau macroscopique, celui de la vie quotidienne, la presque totalité des phénomènes échappent à une description fine. En gros, nous savons bien décrire et prévoir les phénomènes linéaires et plus ou moins bien ceux qui sont décrits par des équations dérivables. Mais la plupart des phénomènes macroscopiques ne sont pas linéaires ni même dérivables. Le fait qu'un phénomène ne soit pas linéaire (c'est-à-dire représentable par la pente d'une droite) signifie souvent que sa sensibilité aux conditions initiales est extrême, si bien que quelle que soit la précision avec laquelle on connaisse ces conditions, on ne peut pas dire grand-chose de l'évolution du phénomène tout en demeurant dans le cadre d'un déterminisme strict : il suffit d'une décimale de plus pour que les conséquences soient rapidement autres ; or on ne peut jamais mesurer un paramètre avec une précision infinie.

De même, une courbe est dite dérivable lorsqu'on peut généralement calculer la pente de la droite qui lui est tangente en chacun de ses points. Cette pente fournit de précieuses indications sur un moment du phénomène. Par exemple, l'accélération est la dérivée de la vitesse. Si la vitesse croît, la pente de sa dérivée nous donne la valeur de l'accélération. Si la vitesse est constante, la pente de la dérivée est nulle et l'accélération aussi. Cela dit, beaucoup de courbes ne sont pas dérivables : ainsi quelle est la valeur de la pente de l'angle d'un triangle au point précis où deux de ses côtés se rejoignent ? Et beaucoup de phénomènes ne sont descriptibles que par des fonctions non dérivables. Est-ce à dire qu'ils demeurent inaccessibles à la science ? Certainement pas. Nous nous en tirons généralement en ayant recours au calcul statistique ou en développant de nouveaux instruments mathématiques comme ceux qui permettent de décrire les systèmes non linéaires du type dit chaotique. Mais cela signifie que le champ de la science dans le macroscopique demeure pratiquement illimité même en présence d'une Théorie du Tout, du coup fort mal nommée.

L'énigme de l'univers, c'est qu'avec un nombre de pièces inférieur à celui du jeu d'échecs, et des règles fondamentales probablement plus simples, la complexité des combinaisons dépasse, au sens strict, notre entendement. Ce qui laisse toute la place nécessaire à la curiosité scientifique.

Si une Théorie du Tout est jamais constituée, ou son impossibilité établie, nous aurons seulement atteint un des bords de la connaissance. Il en est d'autres, déjà balisés, qu'explore Hervé Zwirn dans son ouvrage les Limites de la connaissance (2000) dont j'extrais ces lignes : « Le sens dans lequel il faut prendre les limites présentées ici est celui-ci que la meilleure approche cognitive de l'Univers que nous possédons, à savoir la science, ne peut atteindre au degré de perfection ultime que nous souhaiterions. Il est donc le symptôme d'une limitation de nos possibilités humaines de connaissance et non pas seulement celui d'une limitation du discours scientifique qui pourrait être dépassée par un moyen alternatif non scientifique comme la magie ou la parapsychologie. ».

Et nous voilà déplacés du côté de l'irrationnel, le deuxième personnage de Greg Egan. La difficulté avec l'irrationnel, c'est de le définir. Bien des ouvrages de plus ou moins bons esprits s'y sont affairés, soit pour le défendre, soit pour le combattre. Il ne suffit pas de dire que l'irrationnel c'est le contraire du rationnel ou même qu'il s'établit en dehors du rationnel. En fait, si, comme je le pense, la raison est un effet de communication, il y a toujours en dernière instance du rationnel au fond de l'irrationnel, sans quoi il serait impossible d'en parler et éventuellement de le transmettre. L'être humain n'échappe pas aisément au raisonnement, et les tenants de croyances, irrationnelles aux yeux d'autres, ont toujours de bonnes raisons, au moins personnelles ou de groupe, d'y tenir. Mon hypothèse est que l'irrationnel se ramène toujours à du rationnel, le plus souvent assez pauvrement. On pourrait en tirer la conclusion que l'irrationnel, c'est le rationnel des autres, et c'est bien la mienne mais elle mène, en apparence paradoxalement sous son allure de relativisme, à l'idée que toutes les propositions ne sont pas, et de loin, équivalentes.

Il y a bien entendu dans ce qu'on appelle l'irrationnel place pour l'erreur, l'imposture et le délire. Lorsque quelqu'un soutient contre toute démonstration qu'il détient la méthode de la quadrature du cercle dans un univers plat, il est tout à fait rationnel mais il se trompe quelque part, et il est possible de relever cette erreur. L'imposture obéit de son côté à un motif tout aussi rationnel, la recherche du profit ou du prestige. Lorsqu'un charlatan — ou une secte — fait croire à des naïfs qu'il est capable de les doter de pouvoirs surhumains, il y a généralement quelqu'un à l'origine de l'imposture qui savait pertinemment qu'il n'en était rien, même si le souvenir ou la trace s'en est perdu. Ou encore un langage symbolique a pu être entendu comme un langage pratique à la suite d'un détournement délibéré ou d'une incompréhension. La question de savoir pourquoi des crédules admettent de telles fables est complexe à tous points de vue, en particulier psychologiquement, et ne peut être détaillée ici mais elle revient généralement à ce qu'ils n'exigent pas de démonstration des assertions faites ou qu'ils se contentent de démonstrations truquées ou purement verbales.

Le point de départ d'impostures et celui de leur réception par de présumés naïfs peut aussi relever du délire, délire dont il est possible de traiter rationnellement, voire scientifiquement. Pour prendre un exemple fameux, lorsque le président Schreber,(4) honorable notable, écrit être une femme qui, engrossée par Dieu, donnera naissance à la race qui sauvera l'Humanité, Freud entreprend de montrer qu'il est possible de comprendre ses raisons inconscientes qui ne sont certes pas celles que Schreber allègue :(5) au discours du délirant, on peut substituer un discours structurellement homothétique mais radicalement différent dans ses termes et sa portée. Seuls les cris et les agitations du schizophrène échappent — et encore — à la rationalité d'une explication fine en ce qu'ils sont en deçà de la communication. Et là même, on peut espérer en donner un jour une expression neuropsychologique satisfaisante. De même, le rêve n'échappe pas à la rationalité même si elle est difficile, là, à saisir. Greg Egan fournit pour sa part un petit florilège de l'irrationnel lié à l'erreur, à l'imposture et au délire.

Qu'on ne pense pas pour autant que mon positivisme, tout relatif, va jusqu'à écarter la croyance, bien au contraire. Pour moi, non seulement la croyance est consubstantielle à l'humain, mais son usage est indispensable à ce qui constitue l'humain, l'entretien, l'intersubjectivité, et comme je le montrerai plus loin, à la rationalité même. Un être qui ne croirait rien, qui exigerait que tout lui soit démontré avant de prendre aucune décision, ne pourrait tout simplement pas survivre dans un univers qui est, en première instance, incompréhensible.

Ce qui est frappant dans la plupart des discours présumés irrationnels par ceux qui les rejettent en partie ou en totalité, comme l'a bien montré Pierre Lagrange dans sa thèse sur les observations et les théories relatives aux soucoupes volantes, c'est l'exigence extrême, voire excessive et donc défensive,(6) de rationalité dans les milieux qui les propagent et les défendent. On peut retenir d'autres exemples de tels discours, comme ceux qui ont trait à la parapsychologie, à la métapsychique (aux revenants), aux astronautes de la préhistoire ou aux supercivilisations disparues, voire au monstre du Loch Ness.(7)

Si l'on admet en effet que, de façon irréfutable, des soucoupes volantes ont été observées sans qu'il s'agisse d'illusions, d'erreur de perception ou d'affabulations ou, dit plus vulgairement, qu'il ne peut s'agir que d'objets technologiques d'origine extraterrestre, que des morts se sont exprimés et même manifestés physiquement par le truchement de médiums, que des expériences incontestables de télépathie ou de télékinésie ont fourni des résultats positifs, alors il devient légitime de conduire sur tous ces sujets des discours rationnels. Et c'est bien la prétention de tous ceux qui y ont consacré beaucoup d'efforts, avec la plupart du temps d'autres arrière-pensées, parfois inconscientes.

Mais là où le bât blesse sérieusement, c'est dans l'origine de ces assertions problématiques. La multiplication dans les travaux qui les défendent de citations d'ouvrages antérieurs et de témoignages reproduits en cascade renvoie à la fameuse question de l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme… Et lorsqu'on tente de remonter cette chaîne,(8) on aboutit le plus souvent, sinon toujours, ou bien à une information douteuse, à un trucage délibéré qui a pu abuser les meilleurs esprits scientifiques comme dans de nombreux cas allégués dans la métapsychique et la parapsychologie, à des erreurs statistiques grossières ou à des manipulations délibérées, à des interprétations tendancieuses et à des biais introduits par des préconceptions idéologiques,(9) voire, et c'est le cas le plus fréquent, à son interruption pure et simple. À la faveur de la disparition de l'homme qui aurait réellement vu la chose ou la relation, la croyance a été transformée subrepticement, voire grossièrement, en fait indéniable qu'il s'agirait désormais de théoriser, la consistance éventuelle de la théorie postérieure suffisant à démontrer l'authenticité du fait. Dans la plupart des cas supposés résistants et sur lesquels on presse les scientifiques de se prononcer, c'est cette rupture de la chaîne qui est en cause : même si l'on ne met pas en question la sincérité du témoin, l'impossibilité de reconstituer exactement les circonstances de son observation vaut rupture de la chaîne.(10)

La reproduction supposée de la démarche scientifique est donc là incomplète. Dans le travail réellement scientifique, la théorie postdictive, qui explique et valide après coup l'observation alléguée, n'est pas acceptée. Selon la démarche scientifique, la théorie appuyée sur des théories antérieures et sur des observations, doit être prédictive, c'est-à-dire qu'elle doit permettre des observations ou des expériences inédites qui l'invalideront ou la ratifieront provisoirement. Bien entendu, les théories postdictives jouent un rôle dans l'heuristique de la science.(11) Mais elles ne valent pas démonstration, ni même problématique solide. Au mieux, elles fournissent des conjectures. D'autre part, il est toujours possible de remonter complètement la chaîne jusqu'à l'observation ou à l'expérience décisives. Si quelqu'un doute de la continuité de cette chaîne, il lui est toujours loisible de répéter ou de reproduire l'observation ou l'expérience. Les moyens lui en sont donnés au moins théoriquement par la publication scientifique.

Bien entendu, la croyance, ou plus précisément la confiance, joue un grand rôle dans l'établissement de la chaîne scientifique. En général, les étudiants et les chercheurs croient, quelques fois abusivement, ce qui leur est fourni par les manuels et les articles scientifiques. Cependant, la suspicion est toujours présente même si elle met parfois des décennies à s'actualiser. Par exemple, en biologie, il a été longtemps admis à la suite d'expériences de Carel, que les cellules embryonnaires de poulet se reproduisaient indéfiniment dans un milieu adéquat, jusqu'à ce que les travaux de Hayflick démontrent sans conteste qu'elles ne se divisaient qu'une cinquantaine de fois et que l'on découvre finalement que leur prétendue immortalité était due à une supercherie dont Carel était du reste innocent. Dans une discipline aussi incertaine par nature que la paléontologie, les erreurs de bonne foi et aussi les supercheries sont légion et parfois longues à démasquer. Mais la croyance et la confiance sont indispensables à la continuité du travail scientifique. Si tout chercheur devait reproduire la totalité des expériences antérieures à son savoir, il n'aurait jamais le temps de progresser. La police des idées — et le mot n'est pas trop fort — est assurée ici par la collectivité scientifique. Si je crois assurément que la non-localité a été établie substantiellement par les expériences d'Alain Aspect en 1982, sans avoir aucunement le moyen de les vérifier, c'est qu'elles ont été répétées sous des formes diverses plus de cent fois et que la collectivité scientifique dans laquelle j'ai une confiance mesurée, y croit.

En résumé, je proposerai que l'irrationalité caractérise dans le meilleur des cas un discours rationnel fondé sur une chaîne intersubjective sans terme défini ou accessible, en bref une rationalité sans terme, ou dans le pire des cas une chaîne dont le terme est un trucage, une erreur ou une illusion, voire un délire ; tandis que la science se fonde sur une rationalité avec termes vérifiables.

Le cas le plus pur de la rationalité sans terme est celui des religions fondées sur une révélation divine. Si l'on admet que cette révélation a bien eu lieu, auprès d'une personne, en un temps et en un lieu précis, même si sa compréhension ou sa transmission a été imparfaite, il n'y a pas lieu de renoncer à la foi. Mais on mesure bien là l'hétérogénéité fondamentale — plutôt que l'incompatibilité — de la religion et de la science. Plus complexe est le cas de doctrines comme celles dérivées du bouddhisme qui sont supposées fondées sur une expérience (que l'on peut qualifier faute de mieux de “psychologique”) obtenue par un homme historique dans des conditions définies et que le postulant peut espérer reproduire pour son compte au terme d'un parcours méthodique, long et difficile, à l'issue incertaine, parcours transmis, enseigné et peut-être perfectionné par une collectivité présumée rationnelle. Le terme éventuel de la chaîne est ici l'expérience personnelle.

Ce qui nous amène à l'étrange — et métaphysiquement séduisante — conclusion du roman de Greg Egan. Comme je l'ai déjà indiqué, certains lecteurs la tiendront, voire la rejetteront, comme irrationnelle, voire mystique. Outre qu'il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une fiction, d'une science-fiction, et non pas d'une révélation, ceux qui la contesteraient devraient se souvenir de la radicalité des révolutions conceptuelles introduites par la science la plus rigoureuse au cours du siècle dernier. Plus je pense saisir quelque chose de la physique quantique — tout en me souvenant du mot de Richard Feynman selon lequel celui qui croit y comprendre quelque chose se trompe certainement —, plus je me sens admiratif devant l'audace intellectuelle de ceux, qui comme Bohr, Born, Heisenberg, Pauli, Schrödinger et tant d'autres, ont su abandonner leurs certitudes épistémologiques les mieux établies pour la fonder. Albert Einstein lui-même, le dernier des grands physiciens classiques, qui a été un de ses premiers artisans à travers sa théorie de l'effet photoélectrique qui lui valut le prix Nobel, n'a jamais admis complètement le scandale qu'elle représente.

Il espéra l'entamer à travers le paradoxe Einstein-Podolski-Rosen, résultant d'une expérience de pensée au terme de laquelle soit la relativité (qui dit qu'aucune information ne peut se transmettre plus vite que la lumière) était violée, soit la théorie quantique (selon laquelle on ne peut pas connaître à la fois, avec une précision arbitraire, la vitesse et l'état d'une particule) était incomplète. L'ironie de l'histoire veut que la réalisation effective de cette expérience, conduite notamment sous une forme particulière mais convaincante par Alain Aspect déjà cité, infirma les inégalités de Bell (1969) et donna raison à la théorie quantique sans introduire de violation de la relativité en faisant appel à la non-séparabilité : dans certaines circonstances, un couple de particules distantes l'une de l'autre continue à se comporter comme si elles étaient instantanément interdépendantes, quelle que soit la distance.(12) Comme disait Einstein : « Le Seigneur est subtil mais il ne trompe pas. ».

L'avenir nous apportera-t-il d'autres révolutions aussi profondes ? Il serait tout aussi imprudent de l'attendre que de le nier. La seule chose certaine, c'est que le réel, là où nous croyons y atteindre, s'est toujours montré surprenant et qu'il a fini par invalider à ce jour toutes les théories du passé qui ont dû être remplacées par de nouvelles, et non pas seulement meilleures, théories. La Théorie du Tout, si nous l'atteignions, serait bien la première à être définitivement irréfutable en ce sens qu'elle serait complète au moins à son niveau, faute de quoi elle ne serait pas une Théorie du Tout. La pensée occidentale a toujours été en quête d'un pareil socle ontologique. Le seul terme d'atome en porte les traces : espoir de trouver l'insécable, l'indivisible ultime, il a fait place au nucléaire, puis au sub-nucléaire, puis aux particules. Le renoncement à une telle quête reviendrait à l'acceptation de la situation selon laquelle il ne s'agit que d'établir une relation avec un observable. C'est la raison, irrationnelle, je le reconnais, parce qu'impossible à fonder, pour laquelle je ne crois pas trop que nous y parvenions jamais. Comme le note Zwirn, nous sommes trop limités.

Une intelligence quantique parviendrait, elle, à percevoir simultanément tous les états possibles d'une fonction d'onde de probabilité, comme nous pouvons percevoir le contour d'un objet ou un dégradé de couleurs. C'est-à-dire qu'elle aurait conscience de tous les lieux et temps qu'une particule par exemple pourrait occuper entre son émission et sa mesure. Pour notre part, nous ne pouvons guère percevoir et même penser que les états réduits après ce qu'il est convenu d'appeler l'effondrement ou le “collapse” de la fonction d'onde.(13) Une entité qui pourrait “penser” quantique, c'est-à-dire bénéficier de la superposition des états de probabilité dans la fonction d'onde,(14) pourrait non seulement percevoir les multiples possibles inclus dans une fonction d'onde de probabilité, mais par exemple — ce qui est la même chose — tous les possibles de l'histoire individuelle ou collective comme un unique objet ou déroulement. Elle régnerait sur les uchronies.(15) Elle surpasserait très largement l'être omniscient de Laplace qui, connaissant en un instant tous les mobiles et tous les mouvements du monde, pouvait en déduire tous les états passés et futurs de l'univers. Elle ne serait pas pour autant divine mais tout aussi “matérielle” que nous le sommes et sans doute tout autant préoccupée de sa prétention et de sa finitude.

Elle occuperait par nature ce point que Jorge Luis Borges décrit dans sa nouvelle "l'Aleph" (1945), qui se trouve « sous la salle à manger », le « lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l'univers, vus de tous les angles ». « Mon désespoir d'écrivain. » dit Borges. « Comment transmettre aux autres l'Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine… Le problème central est insoluble : l'énumération, même partielle, d'un ensemble infini. En cet instant gigantesque, j'ai vu des millions d'actes délectables ou atroces ; aucun ne m'étonna autant que le fait que tous occupaient le même point, sans superposition et sans transparence. Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif, car c'est ainsi qu'est le langage. »(16) Encore, ce qu'écrit avoir vu Borges n'est-il que la totalité de l'univers et non celle de tous les possibles de cet univers, sans même évoquer tous les possibles de tous les univers possibles.

La physique quantique nous propose d'innombrables énigmes. En voici une, digne de Greg Egan, sur laquelle je sollicite l'avis de mes lecteurs un peu informés.

On sait depuis peu qu'il est techniquement possible de ralentir dans un condensat de Bose-Einstein un photon, et même de l'y immobiliser puis de l'en faire ressortir avec toutes ses propriétés initiales. Disons plus simplement que le condensat permet de geler le photon sans le modifier pour un temps arbitrairement long comme dans un bocal.

Imaginons que l'on utilise une source comme celle employée dans l'expérience d'Aspect pour produire deux photons appariés, par exemple du point de vue de leur polarisation. Le principe expérimentalement vérifié de non-séparabilité fait que si l'on modifie l'état d'un des photons du couple, l'état de l'autre se trouve instantanément modifié en sens inverse de manière à maintenir la valeur globale du couple, et cela quelle que soit la distance qui les sépare. L'expérience d'Aspect et celles qui ont suivi montrent qu'il n'a pas été possible de transmettre de l'information plus vite que la lumière dans ces dispositifs. La corrélation entre les éléments des paires n'est observable que par comparaison avec un signal de confirmation qui se propage au mieux à la vitesse de la lumière dans un câble tout à fait ordinaire.

Cependant, si l'on enferme chacun des deux photons d'une paire dans un condensat B.E.,(17) que l'on conserve sur Terre l'un de ces bocaux et que l'on expédie l'autre au voisinage de Sirius, on a pu mesurer avant ce voyage l'état d'un des photons et donc en déduire celui de l'autre. Le support matériel du photon voyageur n'a pas dépassé la vitesse de la lumière et il a conservé le photon dans son état initial pourvu qu'il ne soit rien arrivé à son jumeau. Une fois arrivé à destination, on peut observer l'état de ce photon. S'il est conforme à la déduction initiale, c'est que l'autre n'a pas changé et qu'aucun message n'a été envoyé par la base terrestre. S'il n'est pas conforme, c'est qu'un message a été envoyé. Bien entendu, en observant le photon du côté de Sirius, on a modifié son état, et donc celui de l'autre élément du couple. Si bien que les gens sur Terre savent instantanément que l'expédition est bien arrivée et qu'elle a été capable d'observer le photon. Et ainsi de suite.

Pour faciliter les communications, rien n'interdit de multiplier les couples de bocaux B.E. de sorte que les corrélations écartent tout risque d'erreur. On a tiré profit du principe de non-séparabilité en le traitant comme une non-localité, sans violer stricto sensu la relativité puisque le support “matériel” de l'information n'a jamais dépassé la vitesse de la lumière. Mais à partir du moment où un tel couple d'“ansibles”(18) est installé, la communication entre eux serait instantanée.

Cherchez l'erreur. Ou bien est-il possible, de façon à respecter à la fois la relativité et la non-séparabilité quantique, de dissocier l'information-état et son support “matériel-énergétique” ? Pourvu que rien de “matériel-énergétique” ne voyage plus vite que la lumière, la relativité est sauve. Pourvu qu'à toute modification de l'état d'une particule du couple corresponde instantanément(19) une modification corrélative de l'autre, la non-séparabilité et donc la physique quantique sont sauves.

Le principe de non-localité, dont les effets ont été dûment observés, me semble aussi contre-intuitif que celui de transmission d'une force à distance proposé contre la raison en son temps par Newton pour rendre compte de la gravitation. On a conservé les équations de Newton, mais non sa représentation qui a été remplacée dans la relativité généralisée d'Einstein par celle de déformation du continuum espace-temps, avec une correction conséquente des susdites équations.

Qu'en sera-t-il de la non-localité ? Demain, c'est toujours l'énigme de l'univers. En attendant, si vous vous lancez dans la fabrication de communicateurs instantanés, n'oubliez pas mes droits d'auteur.

Strange days.

Gérard Klein → l'Énigme de l'univers par Greg Egan
Librairie Générale Française › le Livre de poche › Science-Fiction, [2e série], nº 7233, juin 2001


  1. Sur la question des constituants fondamentaux de la matière, voir l'article clair et récent de Daniel Husson, "les Quarks", dans la Recherche, nº 340, mars 2001. Le lecteur plus exigeant aura avantage à consulter les ouvrages de Michel Bitbol, Mécanique quantique, une introduction philosophique (1996), l'Aveuglante proximité du réel (1998) et Physique et philosophie de l'esprit (2000). Leur lecture ne demande guère de connaissances préalables mais une attention certaine. Elle n'est pas indispensable à la compréhension du roman de Greg Egan quoiqu'elle lui ajoute beaucoup de sel.
  2. Au moins un physicien a proposé, dans un texte de vulgarisation des années 1980 que je n'ai malheureusement jamais retrouvé, que les constituants finals de notre univers étaient un couple binaire, si bien que pour lui notre univers pouvait n'être qu'une sorte de simulation calculée dans un ordinateur cosmique. Si quelqu'un retrouve ce texte…
  3. Sur la théorie des cordes et la théorie M, voir l'Univers élégant de Brian Greene (the Elegant Universe, 1999).
  4. Mémoires d'un névropathe (Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken, 1903).
  5. Dans Cinq psychanalyses.
  6. Bien entendu, cette exigence est très relative au niveau culturel de ceux qui la manifestent. Elle est plutôt limitée dans des cas comme ceux de Jimmy Guieu, de Robert Charroux ou de Guy Tarade entre mille autres, bien qu'ils prétendent — peut-être de bonne foi — tenir de bout en bout un discours rationnel.
  7. Voir sur ce dernier thème, et bien d'autres, l'Histoire naturelle des dragons de Michel Meurger (2001). Voir aussi Des hommes, des dieux et des extra-terrestres de Wiktor Stoczkowski (1999), ouvrage intéressant mais sur lequel j'aurais à faire de nombreuses réserves.
  8. Lorsqu'elle n'est pas visiblement et outrageusement truquée comme dans les ouvrages de Charles Berlitz sur le triangle des Bermudes.
  9. Voir le cas de Rhine, fondateur de la prétendue parapsychologie “scientifique”.
  10. Le cas de l'astrologie est particulièrement flagrant. On nous dit fréquemment que l'astrologie est une très vieille science, ce qui la validerait (?), mais alors il faudrait produire les textes anciens : ils ont malheureusement disparu dans les tourmentes de l'Histoire, nous dit-on. Ou bien l'astrologie est une “science” récente, mais alors il faudrait produire les éléments empiriques de sa fondation et de sa validation, ce qui est impossible. Inutile d'aller plus loin.
  11. Un bon exemple en physique d'une théorie postdictive intéressante mais invérifiable dans le paradigme qui l'a fait naître, et donc pour l'instant inutilisable, est celle des mondes divergents d'Everett-Wheeler.
  12. Voir l'excellent livre de Jean-Pierre Pharabod et Sven Ortoli : le Cantique des quantiques (1984).
  13. Pour une discussion fine de l'interprétation de l'effondrement de la fonction d'onde qui fait sérieusement problème, voir Bitbol, op. cit.
  14. Les mathématiciens espèrent précisément tirer d'un éventuel ordinateur quantique la solution de problèmes difficilement calculables, voire non calculables en arithmétique discrète, puisqu'une infinité ou à tout le moins un très grand nombre de données (puis de solutions) pourrait se retrouver à l'état de superposition sur un seul objet quantique, par exemple les coups possibles d'une partie d'échecs, ou bien les trajets possibles du fameux voyageur de commerce. Le problème de l'extraction de la solution optimale n'est pas simple.
  15. Voir la préface de la Machine à différences de William Gibson & Bruce Sterling.
  16. Voir le recueil de même titre (el Aleph, 1949).
  17. Ce que l'on ne savait pas faire à l'époque de l'expérience d'Alain Aspect.
  18. Les ansibles ont été introduits comme moyen de communication interstellaire quasi instantanée par Ursula K. Le Guin dans ses romans du cycle de Hain. Voir par exemple le Dit d'Aka (The Telling, 2000).
  19. Cet “instantanément” est approximatif. Disons qu'il n'a jamais été possible de mesurer de décalage dans les changements d'état. Cela dit, l'hypothèse même d'un décalage impliquerait une transmission d'information à une vitesse supra-luminique, donc mettrait en cause la non-séparabilité, donc les inégalités de Bell, donc toute la théorie quantique. C'est un risque que je ne prendrai pas.