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Gérard Klein : choix d'articles

Sommes-nous seuls dans l'univers ?

Première parution : Fiction 153, août 1966

Quel que soit l'intérêt du sujet dont il traite, je me dois de déconseiller formellement aux lecteurs de Fiction l'acquisition de l'ouvrage de Walter Sullivan Nous ne sommes pas seuls dans l'univers, au moins dans son édition française, parue chez Robert Laffont. Elle constitue en effet un véritable scandale par l'incroyable médiocrité de sa traduction truffée d'erreurs grossières, de contresens et de barbarismes. Certaines phrases, pourtant essentielles à la compréhension du texte, sont si obscures qu'on en vient à douter que le traducteur en ait jamais saisi le sens. Il en résulte qu'un lecteur même familiarisé avec le sujet éprouve la plus grande difficulté à suivre le fil de la pensée et qu'un profane doit probablement renoncer à déchiffrer ce cryptogramme.

Cet invraisemblable mépris du public, surprenant de la part d'une maison qui jouit d'une bonne réputation, s'étend à la typographie, bien souvent fantaisiste. Page 55, le diagramme classique de Hertzsprung-Russel est attribué à un certain "Herzspeung". Page 77, on relève sous un autre diagramme cette splendeur « L'échelle est logarithmique en puissances de 10. Par exemple, 100 représente 10 fois 10, c'est-à-dire 10 milliards », qui est immédiatement surpassée par cette notation admirable, juste à côté : « … le zéro absolu (absence totale de chaleur), température à laquelle l'eau gèle, est 273,15°, elle bout à 373,15° ». Page 200, il est question d'une nouvelle invention appelée Naser, qui est probablement le Maser. Page 207, on nous apprend que la supernova de la Nébuleuse du Crabe fut aperçue pour la première fois en 1950, alors que la plupart des gens savent qu'elle fut repérée vers 1054 par des astronomes chinois et que c'est justement cette observation ancienne qui a permis de se faire une idée de ce qui se passe aujourd'hui dans cette région du ciel.

Je n'ai cité ici que quelques erreurs particulièrement flagrantes. En fait, j'en ai relevé plusieurs dizaines, toutes plus graves les unes que les autres. Il est clair que le livre devrait porter en sous-titre le Jeu des 30 000 erreurs et qu'il pourrait faire l'objet d'un intéressant concours.

Une telle coalition d'incompétence et de négligences de la part du traducteur, des correcteurs et de l'éditeur suppose presque une malhonnêteté délibérée à l'endroit de l'auteur américain et du public. Après tout, on achète presque toujours un livre avant de le lire, et si un libraire vous l'échange dans le cas d'une erreur de fabrication, je n'en sais aucun qui vous le rembourse dans celui d'une malfaçon du texte. Cela pose un intéressant problème juridique. Un fabricant de moulinettes qui mettrait sur le marché des ustensiles inutilisables pourrait être et serait très probablement traîné devant les tribunaux. Un épicier qui mouille son lait ou qui coupe son vin est condamné, s'il est pris. Mais un éditeur peut parfaitement altérer, tronquer, déformer, contredire, estropier un texte en le traduisant, sans que le public soit défendu ou puisse même porter plainte. Je conseille en l'occurrence aux lecteurs de Fiction qui auraient déjà acheté le livre de Walter Sullivan de l'adresser par la poste aux Éditions Robert Laffont et d'en exiger le remboursement en termes énergiques, puis de se mettre à l'étude de l'anglais s'ils ne le connaissent déjà, pour prendre un contact plus sérieux avec le texte original.

L'intention de Sullivan, qui est un assez bon journaliste scientifique, a été de faire le point, à l'intention du grand public, des connaissances et des suppositions concernant un problème passionnant, celui de la pluralité des mondes habités. Comme il le relève lui-même, jamais on n'a sans doute construit autant de théories dans un domaine où l'on dispose d'aussi peu de connaissances positives, si ce n'est, ajouterai-je, en matière de théologie, l'Invertébré Gazeux pouvant être considéré après tout comme un extra-terrestre. Nous ne savons ni comment s'est formé notre système solaire, ni encore moins comment la vie est apparue sur notre globe. Il est néanmoins possible, moyennant ce que les milieux scientifiques appellent pudiquement des “hypothèses complémentaires”, de dégrossir le problème, et c'est à quoi se sont appliqués ces dernières années nombre d'esprits remarquables.

Ils ont avancé des chiffres quant au nombre de planètes “habitables” et “habitées” de notre galaxie, qui sont beaucoup trop fréquemment et beaucoup trop complaisamment cités en dehors de tout contexte par la presse à sensation, et qui ne sont que très faiblement fondés. L'ouvrage de Sullivan a le mérite d'être très sensiblement le premier à présenter un panorama à peu près complet de ces démarches intellectuelles, de montrer sur quoi elles s'appuient et de ne rien celer de leur fragilité.

On me permettra ici une incidente. En tant que journaliste scientifique ou qu'écrivain de science-fiction, je me suis vu souvent poser la question « Croyez-vous qu'il y ait des extra-terrestres ? », qui a le don de m'irriter. Formulée dans ces termes, elle n'a aucun sens. La seule chose qu'on puisse y répondre, c'est que l'existence des extra-terrestres n'est pas une affaire de foi et que l'on ne sait absolument pas s'il en existe. Mais à mesure que les connaissances s'accroissent et qu'il est possible de formuler des déductions mieux fondées, on progresse a contrario : les arguments que l'on opposait classiquement à la pluralité des mondes habités s'amenuisent progressivement.

C'est ainsi par exemple que l'apparition d'un système planétaire autour d'une étoile apparaît aujourd'hui comme un phénomène beaucoup moins exceptionnel qu'on ne le pensait au début du siècle. On a même pu proposer, sinon établir, une liaison entre certaines caractéristiques physiques de certaines étoiles et l'existence d'un système solaire. Si cette liaison est vérifiée, l'existence de nombreux systèmes planétaires dans notre galaxie deviendra chose certaine et un dénombrement statistique pourra être entrepris. De même, on a constaté indirectement la présence, autour d'étoiles proches, de “planètes” toutefois nettement plus grosses que Jupiter, la plus importante du système solaire. Si cela ne fournit aucune preuve positive de l'existence de planètes semblables à la Terre, cela fait du moins reculer les sceptiques absolus. En bref, il ne faut rien croire ; on ne sait pas encore grand-chose ; la réponse se trouve encore dans la zone d'ignorance absolue, mais l'étendue de cette zone se rétrécit sans cesse et d'une manière plutôt favorable à une réponse positive.

Court-circuitant les difficultés, certains ont espéré trouver les éléments de cette réponse tant attendue sur la Terre et dans le ciel. Pour les premiers, les aérolithes dont notre planète est constamment bombardée sont peut-être porteurs de germes de vie, sinon de messages, dont l'étrangeté à notre monde pourrait être établie. On sait qu'une importante controverse a eu lieu ces dernières années à propos de la météorite d'Orgueil. Certains chercheurs, de bonne réputation, ont estimé avoir trouvé dans quelques fragments de cette météorite, tombée en 1864 près de Montauban, des substances organiques, puis même des formes organisées de vie. Des chercheurs non moins estimables ont conclu par la suite que, bien loin d'être d'origine extra-terrestre, les traces organiques pouvaient résulter de la contamination des fragments de la météorite par des composés bien terrestres et que les formes organisées pouvaient résulter soit du cheminement de grains de pollen dans ces chondrites poreuses, soit encore de cristallisations ou même de transformations dues aux techniques de laboratoire utilisées. Il ne saurait être question de trancher ici. Il semble toutefois que la démarche a contrario joue ici contre les tenants de l'origine extra-terrestre et que les effets et les structures constatées puissent être expliqués sans recourir à une telle hypothèse.

Il est d'ailleurs piquant de constater que la météorite d'Orgueil a été l'objet d'une tentative de mystification ancienne, puisque l'on a récemment retrouvé dans l'un de ses fragments une tige de Juncus Conglomeratus, plante résolument terrestre, qui semble y avoir été sciemment placée par un farceur anonyme et habile du Second Empire. Si l'on se souvient de la mystification retentissante du crâne de Piltdown, la manœuvre n'a rien pour étonner, surtout si on la replace, comme le fait Sullivan, dans le contexte de la controverse pasteurienne sur la génération spontanée, alors acharnée.

D'autres chercheurs ont voulu trouver une preuve positive dans le ciel. Ils ne l'ont pas trouvée dans l'examen systématique des planètes de notre système solaire. Les tenants d'une vie martienne et vénusienne en particulier ont perdu beaucoup de terrain à la suite des récents exploits spatiaux, sans qu'il soit encore possible de se prononcer formellement. Aussi certains, se montrant beaucoup plus ambitieux, ont-ils voulu se mettre à l'écoute des étoiles. Presque tout le monde connaît le projet OZMA qui consista à écouter, à l'aide de radiotélescopes, les émissions d'étoiles proches dans la longueur d'ondes d'émission spontanée de l'hydrogène. Dans l'état présent des choses, aucun signal caractéristique d'un message n'a été positivement reconnu pour tel. Ce qui ne signifie pas qu'il ne soit pas intéressant de renouveler le projet OZMA, surtout lorsque nous pourrons établir des radiotélescopes sur l'autre face de la Lune, à l'abri des perturbations terrestres.

La controverse est d'ailleurs aujourd'hui vigoureuse quant à la longueur d'ondes sur laquelle il convient de se mettre à l'écoute, et à l'incertitude sur la direction des émetteurs potentiels est venue s'en ajouter une autre, sur la gamme d'ondes utilisée. Nous sommes un peu à cet égard, il faut bien le dire, dans la situation de sauvages vivant sur une île et qui, parce que communiquant d'un village à l'autre à l'aide de tambours, écouteraient avec attention le ressac de la mer dans l'espoir d'y déceler le rythme de tambours lointains et particulièrement puissants.

Quelle que soit la date à laquelle nous capterons de tels messages, si nous en recevons jamais, il n'est pas inutile de se demander dans quelle langue nous leur répondrons ou comment nous pourrons déchiffrer les signes qui nous sont peut-être faits. La question a généralement retenu l'attention de mathématiciens. Elle pose un problème philosophique et psychologique à la fois ancien et remarquable qui peut se formuler de la manière suivante : les structures de la raison sont-elles universelles, et, si elles le sont, quelle est la formulation la plus générale d'une proposition qui laisse le moins de champ possible à l'ambiguïté et qui permette l'ouverture dune conversation ?

Nous avons tendance à penser (peut-être pour des raisons simplement pédagogiques car c'est par là que commence notre apprentissage) que cette formulation relève des égalités numériques élémentaires. Il se peut très bien qu'elle soit, d'un point de vue mathématique plus général, parfaitement folklorique. Je me suis une fois demandé ce qui se passerait si nous rencontrions des êtres à qui la série des nombres transfinis, aleph 0, aleph 1, etc., serait aussi familière que nous l'est la série des nombres cardinaux. Nos mathématiciens et les leurs finiraient probablement par s'entendre, mais les débuts du dialogue n'en seraient pas facilités.

Si l'on songe que les transfinis ont été considérés comme complètement dépourvus de sens par des mathématiciens extrêmement respectables pendant un bon demi-siècle, on frémit en songeant à ce qui pourrait se passer si nos lointains amis avaient seulement exploré une province des mathématiques très éloignée de la nôtre. Cette situation est après tout vraisemblable, si l'on considère certains théorèmes récents selon lesquels il n'y a pas de limites concevables au nombre des propositions et des concepts mathématiques, ou plus exactement selon lesquels il n'est pas possible de poser un postulat, si complexe soit-il, d'où il serait possible de dévider comme d'un écheveau toute la structure de la mathématique. En d'autres termes, la recherche de la proposition la plus générale possible est une quête infinie.

Le livre de Sullivan aborde tour à tour et de façon relativement complète tous ces problèmes. Le principal reproche qu'on puisse lui faire est d'avoir voulu traiter trop de directions, certes connexes à son sujet, mais d'avoir de la sorte dispersé ses efforts. Il n'était pas absolument nécessaire d'entreprendre un panorama des cosmogonies depuis les origines de l'astronomie, qui ne pouvait être que superficiel et par conséquent inutile. De même les recherches et les théories concernant l'origine de la vie sur notre monde sont ici l'objet d'un survol si rapide qu'il ne se justifie guère. Enfin, à l'extrême fin du volume, les réflexions et les positions des théologiens, pour pittoresques et bien propres à alimenter les controverses d'après-dîner qu'elles soient, n'avaient rien à faire dans un ouvrage qui se définit lui-même comme une exposition des approches scientifiques d'un grand problème. Il eût été à notre sens préférable de limiter le nombre des sujets abordés et de les étudier plus à fond.

Tel quel, l'ouvrage, même dans son édition américaine, laisse sur l'impression d'une compilation démesurée, hâtive et plus besogneuse que soigneuse. On ne bâtit pas impunément une œuvre sur des notes glanées en quelques mois au travers de centaines d'ouvrages dont beaucoup sont de lecture difficile. D'où nombre d'erreurs et d'omissions regrettables, qui sont d'ailleurs masquées dans l'édition française par le déplorable état du texte. Cette impression de hâte et de superficialité est renforcée par l'abondance des “précisions” journalistiques à l'américaine qui émaillent le livre. On ne nous laisse jamais ignorer que c'est dans tel restaurant, tel jour, à telle heure, que tels savants se rencontrèrent il y a deux ou trois ans pour discuter tel point mineur. La répétition de telles banalités, inutiles à l'intelligence du sujet, fatigue le lecteur.

Si l'on ajoute qu'à l'inverse, les responsabilités et les compétences de la multitude des organismes scientifiques évoqués ne sont jamais précisées, on comprendra l'impression de confusion et de bavardage que donnent certains chapitres. Il y avait mieux à faire, même pour le grand public, et il faut espérer que cela sera fait. Un exemple d'omission regrettable est celle qui a conduit Sullivan à passer sous silence l'approche topologique du problème des canaux de Mars, due à l'Américain Webb. Je citerai également un exemple de notation beaucoup trop rapide qui a conduit à une erreur de taille. Il s'agit également de Mars. Après beaucoup d'auteurs, mais sans s'être reporté au texte de Swift, Sullivan s'étonne de voir l'écrivain anglais attribuer, dans son troisième Voyage de Gulliver, deux lunes à Mars : « En particulier, Swift écrivait qu'ils (les savants de Laputa) avaient découvert deux satellites tournant autour de Mars et effectuant respectivement leur révolution en 10 heures et 2 heures 5 minutes (alors que les périodes réelles sont respectivement ou 7 heures 6 minutes et de 30 heures). D'après eux, les distances des lunes par rapport à la planète Mars étaient de trois fois et de cinq fois le diamètre de la planète, ce qui est considérablement plus que les distances réelles des deux satellites découverts en 1877. » (page 181 éd. fr.)

C'est chercher une mauvaise querelle à Swift et accumuler beaucoup d'erreurs que des vérifications simples auraient permis d'éviter. L'énigme de la mention par Swift, et plus tard par Voltaire, des deux satellites de Mars est assez frappante pour qu'on s'y arrête un instant. Ne possédant pas l'édition originale des Voyages, je me suis reporté à l'édition française Furne qui date de 1838 et dont la traduction ne saurait donc avoir été influencée par la “découverte” des lunes de Mars en 1877 par Asaph Hall. Swift écrit ceci : « De plus, ils ont découvert deux étoiles inférieures ou satellites, qui tournent autour de Mars, et dont la plus proche de la planète supérieure est à une distance du centre de celle-ci équivalente à trois fois son diamètre ; et la plus éloignée est à une distance de cinq fois le même diamètre (ce que Sullivan a noté à peu près correctement sans mentionner toutefois le centre de la planète). La révolution de la première s'accomplit en dix heures et celle de la seconde en vingt et une heures et demie… » (Ce qui, en ce qui concerne la seconde, est assez loin des 2 heures 5 minutes de Sullivan, peut-être imputables à une erreur, une de plus, de l'édition française de son ouvrage.)

En tout état de cause, les valeurs indiquées par Swift ne sont pas si éloignées des valeurs connues aujourd'hui que ne veut bien le dire Sullivan. Le tableau des satellites du volume de l'Encyclopédie de la Pléiade consacré à l'Astronomie (pages 1152 et 1153) indique pour la révolution de Phobos une durée de sept heures trente-neuf minutes, sensiblement plus importante que celle retenue par Sullivan, et pour Deimos de trente heures dix-huit minutes. La valeur du demi-grand axe de l'ellipse parcourue par Phobos est égale à 2,77 fois le diamètre de Mars, assez proche donc de celle indiquée par Swift, et pour Deimos à 6,92 fois ce même diamètre, ce qui est sensiblement plus que la valeur indiquée par Swift, au contraire de ce que prétend Sullivan.

L'erreur de Swift ou de son informateur en ce qui concerne Deimos peut s'expliquer par le fait que l'orbite de ce satellite, comme celle de tous les corps célestes, n'est pas circulaire mais elliptique, et que la planète occupe un des foyers de l'ellipse. Une observation isolée faite dans des conditions difficiles peut conduire à adopter pour valeur moyenne de la distance du satellite au centre de la planète la plus faible valeur observable. L'erreur ainsi commise conduit à minorer la durée de la révolution du satellite lorsqu'on admet en première approximation, comme le fait Swift, que le carré de la durée de la révolution est proportionnel au cube du rayon de l'orbite. Toutefois, l'excentricité de l'orbite de Deimos est faible et ne saurait correspondre qu'à une partie de l'écart.

Quoi qu'il en soit, les valeurs indiquées par Swift sont assez remarquablement proches de celles qui ont été déterminées aujourd'hui, et cette similitude ne saurait en aucun cas être attribuée à une coïncidence. J'ai eu voici quelques mois l'occasion d'étudier cette affaire pour le compte d'un mensuel et je suis parvenu, en suivant une démarche a contrario, à l'idée suivante les : les satellites de Mars pouvaient avoir été observés à l'époque de Swift et l'éventualité d'une telle observation est la seule solution rationnelle à cette vieille énigme.

Lorsqu'en 1877 Asaph Hall découvrit les lunes de Mars, au Naval Observatory de Washington, ce fut à l'aide d'un télescope de dimension très moyenne. Or c'est un peu avant la fin du XVIIe siècle que Gregory et Newton construisent les premiers télescopes, sans doute sur la base d'une invention que l'on attribue généralement au Père Zucchi, vers 1616, et qui fut décrite vers 1640 par le Père Mersenne. On peut raisonnablement admettre que, quelques années après le début du XVIIIe siècle, la possibilité théorique d'observer les lunes de Mars à l'aide d'une lunette ou d'un télescope existait. Je penche personnellement pour la seconde hypothèse, mais seul un spécialiste de l'histoire de ces instruments pourrait en décider.

L'observation des lunes de Mars exigeait également que des circonstances astronomiquement favorables fussent réunies, c'est-à-dire que la planète rouge soit proche de la Terre. L'examen des éphémérides montre qu'en 1719 les deux planètes se trouvaient en opposition et dans une situation sensiblement comparable à celle de 1877, c'est-à-dire très favorable à une bonne observation. Les Voyages de Gulliver ont été publiés pour la première fois en 1726. Il y a donc tout lieu de croire que “quelqu'un” observa, probablement en 1719, les satellites de Mars et fit part de sa découverte à Swift. Cela n'a rien de surprenant si l'on sait que l'écrivain connaissait admirablement le milieu scientifique anglais de son temps et qu'il dressa précisément dans son Voyage à Laputa un portrait caricatural de Newton lui-même. Selon toutes probabilités, c'est en Angleterre et dans l'environnement de Newton que la découverte fut faite. Une recherche approfondie permettrait peut-être de découvrir son auteur ou du moins l'instrument avec laquelle elle fut faite. Il semble même possible que le nom du savant soit enfoui dans le texte des Voyages sous la forme d'un cryptogramme. On sait en effet le goût qu'avait Swift pour cette forme de mystification, et si l'on en croit le Professeur Pierre Henrion, qui en a déchiffré quelques-unes, ses Voyages abondent en énigmes de ce genre.

Quant au silence qui a entouré cette prédécouverte, il peut s'expliquer de deux manières. Ou bien une communication a été perdue. Ou bien, ce qui paraît plus vraisemblable, l'astronome anonyme a été incapable de vérifier sa découverte, ce qui ne surprendra guère si l'on considère les conditions météorologiques propres à l'Angleterre, et, dans le doute, il a renoncé à la publier, se contentant d'en faire part à son ami Swift, comme font de nos jours les savants qui confient aux écrivains de science-fiction les plus audacieuses de leurs conjectures.

Une petite recherche de cette nature aurait évité à Sullivan de mettre inconsidérément en doute la parole de Swift. Elle lui aurait permis de négliger la théorie de Frank Salisbury [1], selon laquelle l'inobservation des lunes de Mars en 1862, lors d'une opposition encore plus favorable que celle de 1877, et malgré une première tentative de Asaph Hall avec un meilleur instrument, pourrait s'expliquer par le “lancement” dans l'intervalle des satellites de Mars par d'hypothétiques Martiens.

On notera que les valeurs rapportées par Swift sont trop imprécises pour permettre d'infirmer ou de confirmer les observations de Sharpless, citées par Schlovsky, selon lesquelles l'orbite de Phobos déclinerait régulièrement. La valeur indiquée par Swift est certes plus importante que la valeur moderne, mais il convient sans doute de mettre l'écart sur le compte des erreurs d'observation et de l'arrondissement du chiffre nécessité par la forme littéraire.

Incidemment, il convient de mettre un terme à la légende complaisamment rapportée ici et là [2] selon laquelle Asaph Hall, saisi de panique en découvrant que les distances et les périodes de révolution des lunes de Mars correspondaient bien aux indications de Swift, les aurait baptisées pour cette raison Phobos et Deimos, en grec la Peur et la Terreur. En réalité, il leur a donné les noms des fils de Mars, qui l'entourent sur les champs de bataille selon la mythologie grecque, suivant en cela un usage constant qui s'était notamment appliqué aux satellites de Jupiter et de Saturne. Il y a gros à parier que si l'on découvre jamais un troisième satellite de Mars on lui donnera le nom d'Enyo, la déesse du carnage, fille d'Arès, qui, folle et échevelée, répand dans les rues des villes prises les couleurs épouvantables du sang et de l'incendie.

Ajout paru dans Fiction 161, avril 1967

P.S. On ne vérifie jamais assez ses sources. Dans mon article "Sommes-nous seuls dans l'univers ?" publié dans le numéro d'août 1966 de Fiction, je signalais la remarquable proximité des coordonnées indiquées par Swift et par les astronomes modernes pour les satellites de Mars. Je commettais ce faisant une erreur de transcription. Elle ne mine pas l'essentiel de la thèse que je soutenais, à savoir que les satellites de Mars ont probablement été découverts pour la première fois par un astronome oublié et contemporain de Swift, avant de l'être définitivement par Asaph Hall en 1877.

En effet, Swift évalue la distance des satellites en diamètres de la planète Mars, soit trois et cinq fois. Les valeurs numériques modernes qui apparaissent si proches de celles de Swift sont exprimées en rayon équatorial de la planète et sont respectivement de 2,77 et 6,92. Sullivan, que je critiquais injustement sur ce point, avait donc raison de dire que les valeurs de Swift étaient beaucoup plus importantes que les valeurs actuelles. Il eût néanmoins bien fait d'y regarder de plus près. La différence est en effet significative.

Swift indique en effet également les périodes de révolution avec une assez bonne précision. Ce qui signifie que l'on peut calculer sur ces bases une valeur au moins approchée de la masse de la planète Mars [3]. Si l'on prend le texte de Swift littéralement, la masse correspondante de Mars est de l'ordre de six fois sa masse réelle selon les calculs modernes. Mais si l'on admet que Swift a écrit diamètre en lieu et place de rayon, comme je l'avais fait trop rapidement, on obtient un résultat extrêmement voisin de celui qui est admis aujourd'hui : la masse de Mars selon Swift est alors de l'ordre de 0,082 fois celle de la Terre, la valeur adoptée aujourd'hui étant de l'ordre de 0,108. L'erreur tourne autour de 20 %. ce qui est tout de même acceptable et ne laisse guère de place à l'hypothèse d'une pure coïncidence.

On remarquera au passage que les coordonnées des deux satellites sont cohérentes, comme Swift le note d'ailleurs lui-même en évoquant explicitement la loi de Képler. Qu'il soit tombé juste une fois par hasard est peut-être admissible, encore que très invraisemblable. Deux fois ne le paraît guère.

La question peut se poser alors de savoir si Swift s'est trompé en écrivant diamètre au lieu de rayon ou si son "erreur" a été intentionnelle. Pour ce que je sais de l'homme, je pencherais pour la seconde hypothèse. On peut même admettre qu'il s'agit d'une sorte de private joke. Newton publie on 1687 dans ses Principes la loi de la gravitation, qui permet précisément de calculer la masse d'une planète à partir des mouvements de ses satellites. Il en résulte que pour un astronome connaissant en 1726, année de la publication des Voyages de Gulliver, l'existence et les coordonnées des satellites de Mars, l'absurdité apparente de la proposition de Swift devait sauter aux yeux, tout en restant significative. Si la découverte n'était pas publiée, l'erreur restait au contraire indécelable. En l'absence des coordonnées des satellites, il est en effet très difficile de calculer la masse d'une planète, et c'est seulement en 1877, peu de temps avant la découverte de Deimos et de Phobos par Asaph Hall, que Leverrier en donnera une valeur approchée calculée indirectement.

Swift, comme on sait, était friand de ce genre de mystifications.

Richardson, dans l'ouvrage cité propose que les satellites aient été découverts par Swift lui-même au cours de l'opposition remarquable de 1687. Il n'attache d'ailleurs aucun crédit à son hypothèse, qui paraît d'autant moins vraisemblable que l'optique astronomique était alors encore dans l'enfance et qu'elle allait faire de grands progrès vers la fin du siècle. L'opposition de 1719 paraît constituer une meilleure occasion pour cette singulière découverte. Cette année-là, à l'Observatoire de Paris, Maraldi fit d'ailleurs les premiers dessins intéressants de Mars avec une lunette sans tube de 10 mètres.

Selon Richardson, on peut observer les satellites de Mars avec un miroir de 12,5 pouces de diamètre et de 10 pouces de longueur focale. Asaph Hall fit sa découverte avec un télescope de 26 pouces. Des télescopes plus importants présentent pour ce type de recherche plus d'inconvénients que d'avantages. On fabriquait au début du XVIIIe siècle des miroirs de télescope de 10 à 12 pouces. On peut en voir notamment au Science Museum de Londres. Malheureusement, personne à ce jour n'a entrepris d'en étudier les qualités optiques et il est impossible de dire s'ils permettraient ou non d'apercevoir, dans de bonnes conditions, les minuscules compagnons de la planète rouge. Il se peut néanmoins que cette étude soit entreprise un jour et que ses résultats permettent de dire s'il était possible en 1719 d'observer les lunes de Mars, voire d'identifier l'instrument et peut-être son utilisateur.

La solution de ce point d'histoire littéraire et scientifique ne présente à vrai dire qu'un intérêt assez limité, sauf pour le curieux. Elle aurait le mérite de mettre un terme aux divagations plus ou moins inspirées dont on charge volontiers le créateur de Gulliver. Mais elle ne changerait guère ce que nous savons de l'histoire des sciences. Justice serait peut-être rendue à un précurseur oublié, à un observateur de génie, mais la science est œuvre collective et il faut, pour qu'une découverte prenne sa vraie signification, que les temps soient mûrs, faute de quoi elle va se dessécher entre les pages d'un livre comme une fleur d'herbier.

Notes

[1] F. Salisbury, "Martian biology " (Science, avril 1962).

[2] le Matin des magiciens, page 255.

[3]  cf. Mars. par R. S. Richardson (Allen and Unwind Pub., Londres).