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Gérard Klein : choix d'articles

Rêver l'avenir et le construire

Première parution : Arguments 9, septembre 1958

Les romans écrits aujourd'hui sont toujours des romans d'hier. Ils ressemblent toujours à des coquilles abandonnées sur les plages des mots par les vagues des expériences passées. Les romans, du moins les romans classiques, sont des événements pris au piège, stabilisés, cristallisés, tandis que le monde continue sa course. Longtemps, les romanciers ont vécu sur cette idée, peut-être cette illusion, que cela n'avait pas d'importance, qu'une partie au moins du monde demeurait perpétuellement semblable à elle-même, et que c'était cette partie qu'ils avaient atteinte ou qu'ils avaient au moins tenté de décrire. Cette idée est probablement née du fait qu'une large fraction du monde, en effet, du monde humain, individuel et social, du monde matériel, technique et naturel, demeurait apparemment stable, qu'il existait plus qu'une relation de causalité entre le passé et le futur, qu'il y avait plus de similitudes que de différences entre l'avenir à naître et l'histoire écrite.

Il se peut que cette idée ait correspondu à quelque réalité. Il se peut qu'elle ait encore aujourd'hui un sens profond, quoique cela ne semble plus aussi immédiatement évident. Cela expliquerait sa longue survie, en d'autres termes que ceux exprimant une sorte d'hystérésis sociale, dans ce monde moderne qui est tissé de transformations, et au sein duquel les données humaines elles-mêmes apparaissent comme fluides. Mais à certains signes, il semble précisément que cette idée ne soit plus indiscutée, que l'immanence de certains traits du monde humain par exemple se trouve en ce moment mise en question.

L'un de ces signes, que nous voudrions tenter de mettre en évidence, nous paraît être l'attitude des écrivains envers les mondes différents qu'il leur plaît parfois de décrire sous le nom d'utopies.

Les utopies écrites ou seulement imaginées il y a des siècles ou celles d'hier ont probablement en commun cet unique fait qu'elles mettent en scène une contradiction de — ou au moins une opposition à — ces traits éternels sur lesquels affectent de reposer les romans classiques. Cette contradiction ou cette simple opposition peut s'appliquer aux aspects humains du monde existant ; l'utopiste peut concevoir par exemple des hommes meilleurs ou pires que ne sont les hommes vivants, ou des organisations sociales préférables, ou simplement différentes ; en règle presque générale, un ancien fond de “bons sentiments” le pousse à décrire une société idéale, mais il ne s'agit là que d'un aspect du problème, que d'une des géométries concevables dans cet univers quasi mathématique qu'est l'utopie. Cette contradiction ou cette simple opposition peut également porter sur les données physiques du monde ; l'utopiste peut orchestrer un monde qui ignore la pesanteur, le temps, qui soit ptoléméen ou relativiste. Jusqu'à une date relativement récente, la presque totalité des utopistes s'inquiétaient surtout de problèmes humains. Il n'en va plus de même aujourd'hui : une bonne partie des utopies modernes est, de par son objet même, matérialiste ; les écrivains de science-fiction, au moins les plus sérieux, se sont mis à jongler avec les problèmes scientifiques comme les utopistes du siècle précédent jonglaient avec les inégalités sociales ; et si nos utopistes modernes retrouvent parfois le sens de l'humain, c'est le plus souvent au travers de données scientifiques et d'univers inventés dont la différence avec le nôtre est purement matérielle.

Mais il y a plus intéressant : il y a le cadre spatial et temporel dans lequel l'utopiste localise sa fiction, et les relations de ce cadre avec le monde existant, dans l'esprit de l'utopiste et dans ceux de ses lecteurs. Là, des divergences plus nettes s'affirment, qui correspondent à des modifications de la façon de concevoir des univers différents, et sans doute d'imaginer des modifications possibles de notre univers.

Jusqu'à une date relativement récente, les utopistes situaient le cadre de leurs expériences mentales en dehors du temps et de l'espace historiques. Peut-être cela résultait-il d'une volonté de grande liberté qui les faisait opposer irréductiblement leurs mondes imaginaires au monde réel. Ce faisant, ils se contentaient du reste d'obéir à certains penchants utopiques de l'ensemble de l'espèce humaine. Il est assez aisé de voir, par exemple, que les notions d'Âge d'or ou de Paradis ont vraisemblablement un contenu utopique, et qu'elles se situent corrélativement dans un espace et dans un temps nécessairement choisis en dehors de notre espace et de notre temps, avant le début de l'histoire humaine par exemple, ou après sa fin cataclysmique, ou encore au-delà des frontières absolues de la mort. Il y a toujours quelque brutale rupture entre le monde utopique et le monde dans lequel vit l'utopiste. L'Atlantide de Platon n'est utopique que parce que sa destruction a été totale. Ou encore le monde idéal se trouve rejeté vers la fin des temps, c'est-à-dire à jamais. Cela ne signifie pas que l'utopiste d'antan se résigne à la non-réalisation de ses projets, mais bien plutôt qu'il conçoit son utopie comme un exemple à suivre, encore qu'irréalisable, comme une sorte de limite, comparable à cette droite qu'une courbe d'asymptote frôlera éternellement sans jamais la toucher.

La chose est peut-être encore plus nette lorsque le cadre de l'utopie est différent dans l'espace plutôt que dans le temps. Nous savons depuis Homère que la distance sécrète l'étrangeté, sinon l'inconcevable, comme la nuit sécrète la terreur. Il arrive que les océans se muent en abîmes et que naissent en de lointaines îles, sous les plumes fécondes des utopistes, des royaumes fortunés ou bizarres, peuplés de nains ou de géants, eldorados aux rues pavées d'or ou sévères républiques aux mœurs frugales. Une vaste étendue de mer représente au fond pour le navigateur des temps héroïques cette même distance absolue que représentait un temps immense pour le philosophe des temps antiques. Un peuple de mathématiciens scrute le début et la fin des choses, un peuple de marins analyse les contours brumeux d'un horizon fantastique et fuyant. Ils y découvrent un semblable irréel.

Nos utopistes modernes, au contraire, situent le plus souvent le cadre de leurs possibles matériaux dans notre temps et dans notre espace, dans notre futur et sur les mondes que nous sommes intérieurement assurés de conquérir. Le Meilleur des mondes est l'enfant monstrueux de notre civilisation. Et ce n'est pas par hasard que le titre du roman d'Orwell est une date, 1984, point tellement éloignée dans le temps. Ce sont là deux exemples connus, mais la science-fiction moderne en comporte des milliers d'autres, parfois à peine moins glorieux. Nos mondes imaginaires sont aujourd'hui les prolongements probabilistes de l'univers existant. Et nous ne croyons plus guère aux frontières métaphysiques qui sépareraient nos utopies de notre avenir. Nous croyons au contraire que tout peut nous arriver. Nous ne nous intéressons, en fait, plus guère qu'à ce qui peut nous arriver. C'est-à-dire le meilleur et le pire et toutes les nuances intermédiaires.

Nous savons que les sociétés bougent. Mieux, nous sommes certains qu'elles varient dans un certain sens. Quoique nous soyons fort capables de nous étriper à propos de la définition de ce sens, nous ne mettons presque jamais en doute cette idée que les sociétés à venir seront différentes des sociétés d'aujourd'hui jusque dans leurs plus petits détails. Et nous nous efforçons de nous accoutumer grâce à l'utopie, à ce sentiment d'un visage renouvelé de l'avenir. Nos utopies [1] sont peut-être en train de devenir pour nos sociétés ce qu'est pour un individu la faculté de prévoir, d'anticiper sur son avenir proche, faculté sans laquelle la vie ne peut guère se concevoir, puisqu'elle est perpétuelle organisation de l'espace dans le temps.

Si l'on veut, nos utopies sont peut-être en train de remplacer tout doucement l'histoire dans notre conception de la civilisation. L'histoire a servi autrefois, au moins en partie, de collections d'exemples à ne pas suivre, parce qu'historiens et hommes politiques estimaient que dans son essence le présent n'était qu'une répétition du passé, et que les hommes comme les situations se perpétuaient sans grand changement dans le temps. Il n'en va plus de même aujourd'hui ; nous attachons au contraire le plus grand prix au caractère unique, à l'étrangeté des différentes époques et des différentes civilisations. Nous croyons davantage, que ce soit dans le domaine de l'histoire, de l'ethnologie ou de l'utopie, à la valeur des différences qu'à celle des similitudes. Les leçons dont nous avons besoin, nous tâchons de les tirer de l'avenir, de l'utopie, mais cette utopie est historicisée elle se déroule dans le temps, en avant de nous, comme une histoire à rêver, à écrire avant de la construire, à rectifier, voire à détourner de son cours logique. C'est que nous croyons plus ou moins confusément à la possibilité d'agir sur le cours de cette Histoire.

Nos utopies sont des plans que nous tirons sur l'avenir, et non plus comme autrefois, sur l'absolu.

Une telle différence dans la structure des utopies correspond-t-elle à une semblable différence dans les façons de penser les sociétés ? Il est difficile d'en douter. Il est bien évident que notre société n'est pas la première à se transformer. L'histoire enseigne précisément qu'il n'y a jamais de répétition formelle des faits. Mais une telle conception des choses est déjà une conception moderne. Il est assez vraisemblable que, bien qu'il n'y ait jamais eu de sociétés réellement statiques, il n'existait pas réellement de conscience d'une dynamique de l'histoire avant une époque relativement récente. On peut noter sur d'autres plans une démographie relativement stable, un progrès technique relativement lent, dans le monde, jusqu'à une date relativement récente qui correspond précisément à la modification de la façon de penser l'Histoire et l'Utopie. Les hommes des siècles passés n'avaient peut-être pas conscience des changements intervenus, parce que ces changements intervenaient au rythme des générations. L'on pouvait naître, vivre et mourir sans que le monde se fût radicalement transformé autour de soi. Quant à la malédiction traditionnelle, "les temps ont bien changé", elle est précisément trop traditionnelle pour qu'on puisse lui accorder la valeur de conscience d'une mutation. Elle correspondait sans doute plutôt à une transformation psychologique de l'individu qui la proférait. Les vieillards estiment toujours que les marches des escaliers grandissent avec les années. Mais jusqu'à l'invention de l'escalier mécanique, elles demeurèrent pourtant ce qu'elles étaient.

L'anticipation est un genre moderne. Un homme du dix-septième siècle ne concevait probablement pas un futur très différent du présent. Il est même assez probable qu'il n'avait pas une conscience aiguë du temps historique. Toute la littérature classique, sur laquelle nous vivons encore aujourd'hui pour une large part, selon les règles de laquelle sont construits les romans classiques, repose sur une négation totale et absolue de ce temps historique. Le siècle suivant parvint à imaginer, en faisant un gros effort, que quelques problèmes politiques et sociaux seraient résolus dans l'avenir. Mais, il ne réussit pas à concevoir quelque chose de très différent de lui-même. il n'osa pas se condamner à mort pour laisser place à quelque chose de radicalement différent. Et, s'il mourut de la Révolution, ce fut sans comprendre.

Mais certaines évolutions s'accélérèrent. Bien des transformations techniques, sinon politiques, et enfin sociales s'opérèrent dans l'espace d'une vie humaine. Et les horizons vierges du futur s'ouvrirent enfin devant les yeux émerveillés des hommes. Les hommes acceptèrent d'abord avec colère ou espoir, puis avec résignation ou intérêt, et enfin par habitude, de voir le monde se transformer. L'utopie moderne, le fantastique moderne naquirent de cette idée qu'il était impossible que l'avenir fût un simple décalque ou même un simple prolongement du présent ou du passé. Mieux, les utopies, les anticipations même les plus folles reçurent un début de confirmation. Le lointain paradis métaphysique des utopistes antiques pouvait bien se trouver derrière une simple porte d'années, que l'humanité franchirait triomphalement sur le char de sa liberté conquise.

Car, qu'on ne s'y trompe pas, il fallut bien du temps, bien de tragiques erreurs, pour que l'utopie moderne prenne la place qui est maintenant la sienne. Rêver l'avenir avant de le construire peut être merveilleux ou terrible. Il est difficile de ne pas voir dans le national-socialisme la dramatique réalisation d'une délirante utopie.

Mais voici qu'arrivent à la maturité des hommes qui ont toujours vécu dans un univers fluctuant, aussi bien sur le plan scientifique ou technique que sur les plans économique, social, intellectuel, artistique, des hommes qui n'ont guère la nostalgie d'une stabilité ancienne qu'ils n'ont pas connue ; des hommes enfin, dont la principale richesse est l'avenir. Ne préféreront-ils pas l'utopie à l'histoire ? Ne concevront-ils pas l'histoire comme une série d'exercices utopiques et l'utopie comme une historisation des possibles de l'avenir ? Pourront-ils seulement concevoir une société qui ne soit pas en marche vers un certain nombre de buts, aussi mal définis soient-ils ? La conquête de l'espace, la sécurité sociale, la libération de l'énergie nucléaire, les voyages dans le temps, l'immortalité, tout ce que l'homme peut espérer réaliser avec l'aide de ses machines, avec l'aide du défi constant qu'il jette à l'univers. Et comment imaginent-ils cet avenir qu'ils appellent de tous leurs vœux, qu'ils s'efforcent de construire ? C'est aux utopies, aux romans de science-fiction de nous le dire, et c'est pourquoi il faut les lire et les étudier, avec le même soin que l'on mettait jadis à lire et à étudier les écrivains antiques.

Ces utopies modernes sont souvent pessimistes et parfois optimistes. On peut voir dans le pessimisme un regret du monde passé, de la stabilité perdue, et dans l'optimisme, une descendance de la croyance à un paradis maintenant rapproché. Mais nous pouvons essayer de voir si l'utopie de demain, en germe dans celle d'aujourd'hui, ne sera pas aussi différente de cette dernière que celle-là l'était de l'utopie classique d'hier.

Or, il semble que presque toutes ces utopies situées dans un avenir proche ou lointain, que presque toutes ces anticipations décrivent des mondes issus du nôtre, mais stabilisés, historiques de par leur origine, mais définitifs. Le Futur entier semble contenu dans ces possibles de l'Avenir. La plupart, au moins, ont pour thème une crise. La crise une fois résolue, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ou pour le pire. Mais cela est en tout cas destiné à durer.

C'est qu'il n'est pas certain que chacun ait admis le principe d'un monde dynamique, d'une société se transformant au long du temps. La nostalgie de la stabilité et de la sécurité est grande encore. À bien des yeux, notre temps apparaît comme une transition pénible et nécessaire qui sépare deux périodes relativement stables. Le temps du repos viendra enfin, peut-être bientôt. Mais c'est là un repos qui ressemble par trop à la mort. Et ces utopies-là, même si elles portent les couleurs du possible, ressemblent de bien près aux utopies de jadis, métaphysiques dans leurs fins et absolues dans leurs moyens. Il ne suffit pas de considérer un certain avenir comme le résultat logique d'une histoire encore à écrire. Il est nécessaire de le considérer dans son devenir, tel qu'il est, immense et inépuisable, et de le scruter à la fois avec une grande humilité quant aux possibilités de le décrire, et avec un grand orgueil quant à ses potentialités qui sont les nôtres.

Certains utopistes s'y sont déjà essayés, qui, s'éloignant du modèle de Thomas More, se sont efforcés d'écrire l'histoire future de l'humanité dans ses accidents ou dans son développement. Le livre d'Olaf Stapledon, les Derniers et les premiers, couvre toute la période qui s'étend de nos jours à la fin de l'espèce humaine, cette espèce humaine que le biologiste B. S. Haldane lançait éternellement à la face des étoiles dans son brillant et bref essai, the Last judgment. Le propos de certains écrivains américains, tels Poul Anderson ou Robert Heinlein, est moins vaste assurément ; leur valeur est sans doute moins grande. Isaac Asimov a tenté d'historiciser dans sa série des Fondations un avenir encore lointain, mais que l'on sent déjà proche pourtant, celui qui donnera aux hommes les terres qui constellent le ciel.

Car les îles lointaines et fortunées du Pacifique des utopistes ont trouvé dans les planètes d'autres systèmes solaires leur équivalent moderne. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Bien qu'elles soient éloignées de nous dans l'espace, ce sont surtout des années qui nous en séparent. Nous ne doutons guère qu'elles appartiendront à nos lointains descendants, et si riches soient-elles d'étrangetés, elles font partie d'un univers que nous considérons aujourd'hui à tort ou à raison comme le nôtre.

Les mondes nouveaux, les hommes et les machines à venir semblent devoir devenir les sources d'une nouvelle poésie, peut-être d'un nouveau romantisme. L'analyse du futur peut devenir le principal exercice littéraire d'une civilisation qui se contentait jusque-là de disséquer son passé.

Mieux, l'utopie, l'anticipation peuvent devenir les seuls genres capables de résister au temps dans un monde où tout se transforme. Chacun est libre de choisir le passé ou l'avenir, de se réfugier dans l'un ou de conquérir l'autre, mais il faut savoir que le premier n'est rien de plus qu'une province de cet immense pays d'années qui s'étend en avant de nous.

Du reste, peut-on refuser l'avenir, quel qu'il soit ? Peut-on définitivement choisir le passé et se réfugier dans les siècles écoulés, au moyen de ces fallacieuses machines à voyager dans le temps que peuvent être les souvenirs de gloires usées ? Bien des utopies américaines récentes sont inquiétantes, ou inquiètes, comme les livres de Ray Bradbury, mais si cet article n'est pas un simple exercice utopique sur l'utopie elle-même, je les trouve infiniment plus rassurantes que cette méfiance, ce mépris, ce dégoût, cette ironie des Français à l'égard de tout ce qui, dans le Futur, ne promet pas d'être la morne continuation de leurs mornes occupations.

Notes

[1]  Note du 11 avril 2005 : j'aurais dû écrire, à cet endroit, nos prospectives. Mais le terme était à peine inventé, si même il l'était…