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Gérard Klein : choix d'articles

De quelques images fantastiques

Première parution : Fiction 149 & 150, avril & mai 1966

Malgré les apparences, le collage est un genre littéraire, puisqu'il procède d'un assemblage d'éléments. Chacun d'eux a eu une signification dans un contexte que les ciseaux de l'artiste ont rendu à l'oubli ; une réunion incongrue leur prête un sens nouveau. Rien n'est plus loin de la peinture ou du dessin. Comme l'écrivain se sert des mots, le collagiste assemble des éléments dont chacun avait un sens préexistant. Le collage est un puzzle, comme l'écriture. Et comme elle, il rétablit une continuité, une unité dans une collection de pièces hétérogènes.

Mais le collagiste dispose d'une liberté et souffre de limitations que l'écrivain ignore. Pour se faire entendre, l'écrivain use de mots qui sont dans les dictionnaires et qui ont une forme et un sens définis pour tous. Le collagiste, au contraire, dispose d'un “vocabulaire” illimité et dont les “termes” n'ont servi qu'une fois. Tel personnage, telle machine, extraits d'une gravure du siècle dernier, n'ont existé sous cette forme qu'une fois pour servir une intention bien précise qui a disparu : au-delà de cette intention, ils conservent leur originalité d'objet, leur vertu concrète. Alors que le mot est comme imposé à l'écrivain, le motif est proposé au collagiste. Dans son monde, dans ses cartons, rien n'est équivalent et pourtant, rien n'est assuré : il lui faut choisir. D'où son travail, énorme, monstrueux, à la fois manuel et intellectuel, son obsession de détruire et d'entasser comme des trésors, dans des enveloppes, un univers de figurines esseulées. À l'opposé, il lui manque la profondeur sémantique que se sont acquis les mots à force d'être charriés et utilisés par tant de cervelles, tant de bouches et tant de plumes. Le même mot n'a pas le même sens tout à fait aujourd'hui et demain, et je puis jouer sur les libertés que donne l'usage. Le collagiste emploie, lui, un matériau dépourvu de toute ambiguïté, sec, précis, fonctionnel s'il en est [1].

La richesse poétique de son œuvre naît du heurt de deux précisions, de deux sécheresses. Un espace sémantique qui donne asile au rêve, naît de la confrontation de deux évidences sans profondeur.

C'est pourquoi, sans doute, il ne peut y avoir de collage que fantastique ou même que surréaliste. On ne voit pas bien qui se soucierait de recomposer avec un soin minutieux, à partir d'éléments disparates, une scène réaliste ou tout au moins vraisemblable, à moins d'un mystificateur d'une espèce particulièrement perverse.

Mieux que les mots et plus poétiquement que les objets eux-mêmes, le collage témoigne de cette idée que le réarrangement de la nature suggère d'autres ordres naturels, qui à eux tous formeraient un ensemble dont le nôtre ne serait qu'un cas particulier. Il y a là-dessous, informulée, comme une théorie des mondes parallèles. Le collagiste nous ouvre une fenêtre sur un monde où les objets précis, concrets, dessinés, du nôtre entretiennent entre eux d'autres relations que dans le nôtre. Les surréalistes, par un comportement particulier qui transcende la littérature, entendaient et entendent, soit passer dans un possible parallèle, soit contraindre l'un de ces possibles à faire irruption dans le nôtre.

Il s'agit, si l'on ose dire, d'une relativité généralisée étendue à l'art. Il n'est pas question seulement d'ébranler un ordre social, métaphysique, économique ou esthétique, de lui faire violence par une protestation, mais de le contraindre à laisser la place à une multitude d'autres ordres possibles. La contradiction érigée en système ou encore la gratuité apparente des rapprochements sont autant de méthodes dont usèrent des hommes comme Duchamp. Le collage est une technique qui met en œuvre ces méthodes. Le hasard est une autre méthode dont les surréalistes ont montré l'intérêt et qui n'a pas pour but essentiel, comme on le dit trop souvent, de trouver de nouveaux assemblages satisfaisants pour l'œil et pour l'esprit.

Avant d'en venir aux deux beaux livres de Max Ernst et de Carelman qui m'ont entraîné dans ces réflexions, je voudrais noter que les tendances apparemment les plus absurdes de l'art contemporain ne sont guère intelligibles que dans cette perspective. Elles tentent d'établir que tout est possible. Le pop-art, par exemple, suggère dans ses formes extrêmes un monde parallèle où ure boîte de conserves est effectivement une œuvre d'art. Il nous invite à considérer un objet comme si nous étions dans ce monde. Et c'est lorsqu'il succombe à la tentation de l'esthétique, lorsqu'il tente de “faire joli”, qu'il s'éloigne le plus de lui-même, puisqu'il emprunte somme toute ses canons à notre goût à nous qui sommes, irrévocablement, dans ce monde-ci. Borges va dans le même sens en opérant des collages à partir des objets de l'érudition. L'Encyclopédie de Tlön est une irruption d'un univers parallèle dans le nôtre.

Le dessin fantastique, au contraire, qui fait florès ces jours-ci (et je m'en félicite), me paraît courir le risque d'un retour à l'académisme, parce qu'il exprime des subjectivités, parce qu'il est le plus souvent dénué de toute intention d'objectivité. Les tentatives que j'évoquais nous ont fait l'œil à l'étrangeté, si bien que les plus rassis supportent avec ennui, aujourd'hui, d'être privés du zeste du bizarre. Mais cet insolite dans le dessin fantastique ne met pas le plus souvent son consommateur en question, et encore moins l'ordre du monde. Il vise à la distraction plus qu'au transport. Il nous présente une expression d'un monde intérieur qui s'inscrit bien dans l'ordre général, habituel, des choses. Il trouve son origine dans la psyché plus ou moins brumeuse de son auteur et, comme tel, peut se réduire à une explication rassurante, psychanalytique par exemple. Le plus souvent, sa cohérence est aussi la nôtre. Il ne donne donc pas sur des univers parallèles objectivement extérieurs au nôtre, mais sur des univers intérieurs. Il faut du génie, et le génie exclut les ordres antérieurs, pour que quelque chose de vraiment différent s'y manifeste.

Le collage qui, lui, est une technique, un ensemble de méthodes, ne nécessite pas absolument le génie quoiqu'il ne s'en porte pas plus mal, Max Ernst l'a montré. Tout le monde peut s'y livrer avec fruit, non peut-être sur le plan de l'esthétique, mais sur celui, incommensurablement plus important à mes yeux, de l'exploration des possibles. Je crois même qu'il pourrait y avoir là comme l'amorce d'une thérapeutique.

Et cette exploration, si elle touche la sensibilité, ne s'opère pas selon les seules voies de la sensibilité qui, le plus souvent, ne se découvre qu'elle-même. Elle vise presque à la méthode scientifique par l'emploi d'objets préexistants, de “faits” et de procédés combinatoires qui laissent la plus petite place à la subjectivité : il ne s'agit pas de s'exprimer ; il s'agit de découvrir.

Le nombre des combinaisons possibles est si grand que la sensibilité doit, bien sûr, y opérer un choix. Mais ce choix est postérieur à l'effort de recherche. Il est même le produit de la recherche, d'une recherche avant tout intellectuelle.

Le dessinateur fantastique fait semblant de se retrancher du monde ordinaire pour exprimer en fait la manière dont il le ressent. Le surréaliste, au contraire, jongle dans le monde ordinaire avec les objets de ce monde pour défaire son architecture et pour en laisser apparaître une autre. Son intention est profondément subversive. Son attitude est profondément intellectuelle.

Si j'ai tenu à préciser ces idées, c'est parce que l'intérêt premier, à mes yeux, des livres de Max Ernst une Semaine de bonté et de Jacques Carelman Saroka la géante, tient à leur technique, celle du collage. Les saurions-nous dessinés que nous admirerions la technique désuète de leurs auteurs, mais qu'ils perdraient de leur charme.

L'ouvrage de Max Ernst une Semaine de bonté, qui fait en quelque sorte pendant à la Femme 100 têtes (aujourd'hui épuisé), se présente comme une succession d'expériences sur des thèmes divers, le lion, l'eau, le dragon, etc. La matière est, pour l'essentiel, puisée dans les gravures des journaux du siècle passé. Et ce sont bien autant de fenêtres différentes qui s'ouvrent sur d'autres mondes et dont la juxtaposition entretient le malaise. La série des collages définit un monde, elle ne le raconte pas, elle ne raconte aucune histoire, elle est le lieu d'une infinité d'histoires qu'il appartient au spectateur d'inventer sur le mode des possibles. Le rapprochement est concevable avec cette collection de possibles que décrit Robbe-Grillet dans son roman la Maison de rendez-vous. Il y a au moins une intention commune, plus faite d'intelligence que de sensibilité, toujours fascinante.

L'originalité de Carelman, incontestable disciple de Max Ernst, a été de raconter par le moyen du collage une histoire, simple et fantastique, celle de Saroka la géante. Le propos dès lors empiète sur la littérature. Il est moins expérimental, plus sensible que celui de Max Ernst. Il trahit plus immédiatement son auteur. Mais il ne s'écarte pas pour autant de cette philosophie propre au collage que j'ai tenté de définir. Comme le note Ferry dans son introduction, Carelman « voyait sa géante en collages ». Il eût pu raconter son histoire autrement, il a toute l'habileté nécessaire. Il a voulu détruire l'univers des journaux du siècle dernier pour proposer un monde “impossible” à sa manière et qui est un prolongement du leur. Comme pour Max Ernst, c'est la précision, l'assurance de l'ordre dont témoignent ces dessins qui ont rendu cette transformation possible. Essayez donc de faire des collages avec des dessins modernes. Seule la photo le permet.

La différence naît ici, par exemple, de la confrontation d'échelles différentes. De femmes fort belles, mais “normales” sous la plume de leurs dessinateurs originaux, Carelman a fait une géante. Les architectures, les machines, les animaux, trouvent d'autres emplois que ceux qui furent les leurs. Un bouleversement d'une extraordinaire brutalité a brouillé les cartes : nous savons que la donne est nouvelle par rapport à un ordre préexistant mais partiellement aboli. Le parachutiste qui fait irruption dans le rêve de Saroke nous enchante moins parce qu'il est incongru que parce qu'il vient d'ailleurs, et il apporte avec lui son étonnement ou sa frayeur qui ne sont pas déchiffrables, qui ne naissent pas de sa chute vers le sein de la géante.

Cette planche, d'ailleurs, la dix-septième, est une citation par laquelle Carelman rend hommage à son maître. Elle reprend en effet les éléments principaux de la planche VI du Deuxième Cahier, Lundi (Élément : l'eau) de l'ouvrage Max Ernst. Une femme identique dort sur le même lit dans l'un et l'autre livres, sous la protection de lourds rideaux. Mais les ciseaux de Max Ernst l'ont dotée d'un compagnon sévère qui, les bras croisés, la considère au travers de barreaux, tandis qu'une gerbe d'eau jaillit de dessous la dormeuse et vient lécher son drap. Dans le monde de Carelman, l'homme et les barreaux ont disparu et l'eau avec eux. Le ciel s'est ouvert sur une aurore boréale, tandis qu'un parachutiste surgi de la quatrième dimension gonfle sa voile des rêves de la géante. Chez Max Ernst, tout porte à l'inquiétude ; dans le même cadre, selon Carelman, règne un certain abandon, celui du rêve, celui d'une poésie plus sereine.

Saroka, fille d'une femme et d'un cyclone, repoussée par tous en raison de sa dimension, monstre admirable, se réfugiera dans la pierre. Et c'est de la pierre aussi que les hommes qui furent incapables de supporter son étrangeté tireront son image afin de se l'assimiler enfin dans l'immobilité, d'en conserver un souvenir supportable. Voilà une conclusion fort triste au conte de Carelman. Incapable de supporter le différent, les hommes le réduisent. Ils n'aiment au fond les géantes et les inventeurs que morts, et les portes des univers parallèles doivent demeurer verrouillées.

Reste l'émerveillement immédiat, enfantin, que suscitent ces images. Le talent de Max Ernst est connu, celui de Carelman est plus charmeur. Il faut voyager avec eux dans le possible, non seulement parce que ces guides sont hardis, mais parce qu'ils ont du goût, beaucoup de goût pour les paysages. L'amateur de fantastique que les sévères réflexions que j'ai faites plus haut auraient inquiété ne doit pas s'y méprendre. Saroka est un merveilleux livre et la naïveté romantique de la géante doit venir prendre place auprès de l'ingénuité explosive de Barbarella, au pays des belles d'encre.

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Le dessin fantastique connaît aujourd'hui un succès remarquable qui n'est pas sans rappeler, sous des formes différentes, celui qu'il eut au siècle dernier à l'époque des romantiques. Comme au siècle dernier, ce succès est étroitement lié à celui de certaines formes littéraires. Ses artisans, qui sont peu nombreux, sont tous, à des titres divers, des amis de Fiction. Sternberg l'a introduit massivement dans les pages des Anthologies Planète. Valérie Schmidt, qui tenait jadis la librairie l'Atome, consacrée à la science-fiction, a eu le courage d'accueillir dans sa galerie de la rue Mazarine l'un des meilleurs dessinateurs actuels, Roland Topor, et le seul regret que l'on puisse émettre est qu'elle n'ait pas cru devoir accorder la même chance à Gourmelin, Roland Cat, Serre, Noël, Folon, Gébé et bien d'autres encore dont le talent n'est pas douteux. La presse elle-même fait une place croissante, encore qu'hésitante, au dessin fantastique à côté du dessin humoristique, et l'on a pu voir trois revues au moins : Hara-Kiri, Bizarre et Humour par excès de zèle (dont la dernière fut malheureusement éphémère), lui consacrer régulièrement plusieurs pages. Une nouvelle revue, Plexus, qui vient d'être lancée sous la direction de Jacques Sternberg, lui accordera également une place importante. Enfin, il se manifeste épisodiquement dans un hebdomadaire comme Pariscope ou dans un mensuel comme Lui.

Mais le dessin fantastique n'est pas seulement l'auxiliaire du texte, le compagnon de la chose imprimée. Il a conquis, si cette conquête demeurait à faire, son autonomie au point que quelques collectionneurs s'y intéressent. Un véritable marché peut se constituer, à côté de celui, inabordable pour la plupart, de la peinture, et contribuer, sous une forme vivante et actuelle, à la démocratisation de l'art. Bien des circonstances favorables y poussent, ainsi par exemple, l'intérêt, pour ne pas dire le snobisme, que suscitent en se rattachant plus ou moins au pop-art, des formes jadis peu considérées de l'expression graphique ; le goût aussi, qui se généralise, de l'insolite et du fantastique et qui malheureusement débouche de plus en plus souvent, à mesure qu'il se répand, sur la vulgarité.

Au contraire du collage, le dessin fantastique a derrière lui une longue tradition qui permet de mesurer sa portée et ses limites. Celles-ci deviennent vite évidentes, encore que le talent et l'imagination des dessinateurs les reculent sans cesse. D'abord, il est le plus souvent littéraire, c'est-à-dire qu'il convoie une intention précise, qu'il traduit une anecdote, qu'il se fonde sur une idée. D'un côté, le nombre des idées est relativement limité et il faut, au-delà de la technique, du génie pour se renouveler. À se cantonner dans la variation sur un thème connu, celui du vampire, par exemple, le dessin fantastique s'enferme dans le détail et dans l'anecdotique. Il lui manque alors la force qui naît de l'ouverture sur un monde autre, et la qualité de la facture n'en rend que plus évident le défaut d'imagination. À l'inverse, à sombrer dans la subjectivité, il ne cerne plus que l'incommunicable, n'émeut plus directement et n'est plus réductible que par les techniques de l'analyse psychologique. Lorsqu'il est réussi, il procède d'une délicate synthèse entre une intention intellectuelle qui s'inscrit dans une tradition, et la sourde pulsion d'une vision personnelle. Ses problèmes, au-delà de ceux du dessin ou de la peinture, sont ceux de la littérature de l'imaginaire. Il a cependant plus de force que le dessin humoristique. Ce dernier épuise ses effets dans l'instant. Le dessin fantastique, au contraire, s'il est bon, entretient l'inquiétude en se montrant rebelle à la définition. Il définit un labyrinthe dont il n'est jamais tout à fait possible de sortir. Et c'est seulement à ce prix qu'il peut accéder au statut d'œuvre d'art. Mais c'est précisément lorsqu'il est accroché à un mur qu'il manifeste sa fragilité qui est celle de toute œuvre d'art et qui est plus grande que celle d'une nouvelle ou d'un roman. Le livre refermé, l'œuvre littéraire échappe à l'attention. Sa survie dépend certes de sa qualité. Mais l'œuvre mineure qui a enchanté un instant ne subit pas le verdict dangereux de tous les moments. Au contraire, le dessin doit remédier sans cesse à l'usure du regard. Il lui faut d'infinis prolongements.

Roland Topor est l'un des dessinateurs qui ont su le mieux prendre la mesure de ces risques et les surmonter. On en trouvera la preuve dans le volume qui réunit quelques-uns des dessins qu'il donna à la revue Hara-Kiri. Ce livre marque du reste une manière de tournant dans l'édition française. Jusqu'alors, celle-ci n'avait, à quelques exceptions près, d'ailleurs réservées par leur prix à un public étroit, jamais consacré d'ouvrage à un dessinateur fantastique contemporain. Il faut espérer que le succès venant, d'autres éditeurs profiteront de l'exemple.

Quoiqu'il n'ait que vingt-huit ans, Roland Topor a déjà derrière lui une carrière longue et variée. Il est venu, il y a environ huit ans, de la peinture au dessin, alors qu'il possédait déjà une bonne maîtrise de la couleur. Il s'est mis, il y a trois ou quatre ans, à la littérature avec le succès que connaissent les lecteurs de Fiction. Son essai en direction du roman, le Locataire chimérique, nous a paru moins assuré que ses nouvelles, vives et percutantes, mais néanmoins prometteur. Plus récemment encore, avec la collaboration de René Laloux, il entreprit d'animer ses dessins : les Escargots, film que nous avons vu récemment, est l'un des court-métrages les plus attachants et les plus originaux qu'il nous ait été donné de juger depuis longtemps.

La multiplicité de ces directions n'a pas conduit Topor à l'éparpillement, car elles témoignent toutes d'un même univers intérieur, tendre et cruel, déjà présent dans ses premiers dessins mais qui s'est considérablement enrichi avec les années.

L'univers de Topor exprime une double fatalité : celle de l'univers, écrasant et imprévisible dans ses manifestations, que l'on ne peut désarmer qu'en prévoyant le pire ; celle de l'homme, attaché par les autres et attaché, littéralement, à lui-même. Le personnage y est réduit à l'état d'objet qui ne manifeste plus se condition humaine que par la souffrance qu'il subit ou que par celle qu'il s'inflige. Mais cette souffrance elle-même est créatrice puisqu'elle est l'occasion de prodiges ou qu'elle en fait naître. Topor exprime en somme une version moderne du « Frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie », encore que les coups qu'il assène n'aient que rarement cet organe pour cible et qu'il frappe au propre plutôt qu'au figuré.

Il publia ses premiers recueils de dessins chez Éric Losfeld en même temps qu'il commençait à exposer chez Valérie Schmidt. Ce fut d'abord la Chaîne, longue procession de personnages enchaînés, irrésistiblement entraînés vers une machine broyeuse qui les transforme en colis. La naïveté apparente du dessin ne doit pas faire illusion. Elle est très certainement volontaire. Ce furent ensuite, chez le même éditeur, les dessins accompagnant (car il n'est guère possible de parler d'illustrations) la plaquette de Jacques Sternberg l'Architecte. Ils inauguraient une série que Topor n'a jamais cessé de poursuivre : celle des sadiques et des masochistes, des personnages acharnés à se détruire ou à détruire, qui devait trouver son expression la plus nette dans le deuxième volume de cette collection, les Masochistes. Ces acharnés de la souffrance, rassurants au premier abord avec leurs complets gris et leurs chapeaux melon, sont des intellectuels, sinon des chercheurs, qui s'ingénient, avec toute l'astuce du bricoleur de banlieue, à s'inventer des sévices saugrenus : tel porte des bretelles en barbelés, tel autre entreprend de s'écraser à l'aide d'un rouleau à pâtisserie, un troisième vise avec soin les cibles peintes sur ses pieds nus ; un athlète se brise la jambe, d'un seul coup, comme il ferait d'une bûche ; un coquet se brosse le crâne avec une brosse métallique jusqu'à se faire retomber le cuir chevelu sur les yeux et les oreilles, etc. Rien de commun, on le voit, avec les héros du Marquis. L'invention prime ici le résultat.

De l'insolite, de l'humour noir ou grinçant, Topor passa insensiblement au fantastique, principalement dans les pages de Hara-Kiri dont il demeure, d'ailleurs, la valeur la plus sûre. L'approfondissement prodigieux qui en résulta éclate dans le volume Dessins Panique, récemment publié dans la "Série Bête et Méchante", fille des éditions de cet estimable périodique. On y trouve le meilleur — un meilleur qui va jusqu'à mériter l'adjectif de goyesque — et l'anecdotique. Un choix plus exigeant eût mieux servi Topor. Au lieu de quoi, d'admirables dessins poétiques — comme ce reflet de pont dans l'eau, là où il n'y a pas de pont, comme cet homme qui s'arrache à la terre à laquelle il appartient encore par ses extrémités, comme ces valets et ces rois fous qui s'affrontent sur le champ clos et terrifiant du damier des échecs, comme ces familles qui écrasent de leur nombre un héros résigné, comme cette montagne surmontée d'une pomme et transpercée d'une flèche par un Guillaume Tell géant, comme cette hutte inquiétante composée de valises dans lesquelles apparaissent, derrière des barreaux, des têtes aux yeux ouverts — voisinent avec des parodies de bandes dessinées d'un intérêt médiocre. Cela dit, ce volume de Dessins Panique doit figurer dans la bibliothèque de tout amateur de fantastique, à côté du Manuel du savoir-mourir de Ruellan, illustré par Topor également.

Le succès de Topor paraît d'ailleurs plus grand à l'étranger qu'en France. Il a exposé à Berlin où on lui a fait un triomphe. Il a été publié aux États-Unis et projette de s'y rendre. Ce n'est sans doute que lorsque l'écho de son talent reviendra des capitales étrangères qu'on se décidera ici à le prendre tout à fait au sérieux. Je suggère, puisque notre république s'intéresse aux plafonds des théâtres, qu'on lui confie celui d'un Grand-Guignol rénové et nationalisé.

Le dessin de Gébé est plus proche, au moins par le trait, du dessin humoristique conventionnel. Il a débuté, lui aussi, chez Losfeld, avec un volume intéressant qui s'appelait Rue de la Magie. Il livre aujourd'hui, dans le deuxième volume de la "Série Bête et Méchante", un aperçu des aventures d'une de ses meilleures créations : Berck, l'homme de ciment, l'homme bulldozer, parfaitement égoïste, gourmand de petites douceurs comme le goudron bouillant, les chats, les fers à repasser et les poissons en bocal, tristement incompris, mais au fond toujours optimiste au-delà de la résignation. Gébé est aussi le chantre de la démence tranquille. Tout peut arriver dans son univers, mais sans bruit, sans éclat. On accordera à ce titre une attention particulière à son Histoire des papillons qui passe, pour beaucoup, pour un sommet du fantastique dessiné. Le dessin de Gébé est d'ailleurs celui que se rapproche le plus, non par ses thèmes, mais par ses intentions, de science-fiction. L'insolite y est toujours rationnel pourvu qu'on accepte ses prémisses. Un homme à suivre.

Aux Éditions de Minuit, Élisabeth Sartoris publie un livre gadget, le Monde plat de Monsieur Graph, qui n'est pas sans rappeler quelques tentatives, d'ailleurs beaucoup plus remarquables, de Thurber. Le principe en est simple : ne pas renvoyer par le dessin à la réalité, mais jouer avec l'objet ou le personnage dessiné dans le cadre de la fiction qu'il anime : ainsi est-il poursuivi par le crayon, la gomme ou le ciseau du dessinateur, ainsi les bords de la page forment-ils les limites objectives de son univers. Élégant, bien présenté, le livre d'Élizabeth Sartoris n'emporte pas tout à fait la conviction : il reste froid comme une épure et trop volontairement simple pour ne pas tomber dans la naïveté artificielle. Quelques trouvailles heureuses pourtant, et un rappel de ce qu'est la bande de Moebius, paradis de Monsieur Graph, cet être à deux dimensions. C'est ce que les Américains appellent “un objet de conversation”.

Le dessin fantastique, disions-nous en commençant, a derrière lui une longue tradition. C'est ce que rappelle Losfeld en ressortant une édition des Songes drolatiques de Pantagruel qu'il a habillée d'une reliure neuve. Cette série de 120 dessins, frappants par leur modernisme, est attribuée à Rabelais lui-même. L'authenticité en est pourtant pour le moins douteuse. La présente édition se donne pour une reproduction des copies faites au siècle dernier par Jules Morel d'une édition de 1565. Quoi qu'il en soit, un tiers environ de ces dessins pourra retenir l'attention de l'amateur de fantastique, et certains même, assez curieusement, de facture très moderne, ne dépareraient pas les pages de Galaxie. J'ai sous les yeux un "Carême-Prenant" et un "Gastrolâtre" qui pourraient bien avoir vu le jour de l'autre côté d'Orion.

Textes cités

une Semaine de bonté par Max Ernst : Jean-Jacques Pauvert.

Saroka la géante par Jacques Carelman : Éric Losfeld.

Dessins Panique par Topor et Berck par Gébé : Hara-Kiri, série "Bête et Méchante"

le Monde plat de Monsieur Graph par Élisabeth Sartoris : Minuit

Songes drolatiques de Pantagruel : Éric Losfeld/le Terrain vague

Notes

[1] Qui n'est pas sans ressembler sur le plan littéraire au cliché, à la citation, à la locution, à l'expression toute faite.