Articles de Philippe Curval

Moyen Âge et Fantasy

dans le cadre du dossier Modernité du Moyen Âge du Magazine littéraire, 1999

article de Philippe Curval

Si l'on considère que la quête du Graal, les preux chevaliers, les horribles traîtres et les dragons, les fées, les elfes et les sorcières, l'atmosphère de légende et les décors gothiques, les pactes avec les puissances des ténèbres, évoquent le Moyen Âge, alors il faut admettre que la Fantasy est une littérature fortement influencée par cette époque, surtout lorsqu'on lui accole l'épithète “heroic”. Par contre, de ces récits est exclu ce qui constitue son vécu, revisité sur le plan du mythe. Le Moyen Âge, ici, est considéré comme une utopie. L'action ne se déroule pas toujours sur Terre. La structure historique et culturelle en est réinventée. Rien ne concerne vraiment le vilain monstre “Ignorance”, comme l'appelait Ronsard.

La plupart des spécialistes s'accordent pour affirmer que "heroic fantasy" n'a pas d'équivalent en français. Pourtant, dans sa traduction littérale, "fantaisie héroïque" signifie : imagination, création libre qui se rapporte aux premiers temps. Or, c'est bien cela dont il s'agit. Au point que ses auteurs s'immergent plus loin encore dans le passé, jusqu'à rêver des origines du monde. En revanche, il faut bien reconnaître que la genèse du genre est plus anglo-saxonne que française, même si des esprits audacieux pensent que Rabelais serait par défaut l'un de ses créateurs.

Un consensus se dégage pour en déceler les prémices dans le Château d'Otrante de Horace Walpole, ou dans les œuvres d'Ann Radcliffe. Certains iraient jusqu'à penser, puisqu'il s'agit d'une littérature “gothique”, que le Frankenstein de Mary Shelley… Mais alors, ce serait de la Science-Fiction ! Préférons ceux qui acclament la Fantasy (héroïque) comme un genre à part entière. À l'évidence, l'inflation d'ouvrages qui s'en réclament prouve qu'il est coopté par un large public d'adolescents, de femmes, servi par un grand nombre d'écrivains/nes spécialisés.

Tout a commencé vers les années 1920-1930, où Robert Howard, d'une part, avec la saga de Conan et J.R.R. Tolkien, avec le Seigneur des anneaux, ont créé les modèles mille fois rédupliqués de héros musclés affrontant le Mal, pour le premier, et de contes de fées excentriques pour le second. Sans oublier Edgar Rice Burroughs avec son célèbre cycle de Mars. Dans l'immédiat après-guerre, une kyrielle d'auteurs américains de qualité s'engagea dans de vastes épopées, considérées aujourd'hui comme des chefs-d'œuvre. Catherine L. Moore avec les aventures de Jirel de Joiry, Fritz Leiber avec le Cycle des épées, puis Michael Moorcock avec Elric le Nécromancien, Ursula K. Le Guin avec Terremer ont cru épuiser tous les croisements possibles entre épées et sorcières, donjons et dragons, mystère et magie, lutins malins et sublimes héroïnes. En France, à cette époque, Nathalie Charles-Henneberg publie d'étranges romans wagnériens, tel la Plaie. Las, ces auteurs ont créé un monde parallèle absolu où vont se cristalliser les chimères du manichéisme, souvent d'ordre réactionnaire. La science y est obscure et la spéculation honnie.

Depuis, des dizaines de suiveurs déversent avec plus ou moins de bonheur des tonnes d'ouvrages gigognes où l'invention romanesque est distillée au compte-gouttes, même si plusieurs d'entre eux ne manquent ni de style ni de souffle.

Citons parmi ses écrivains les plus connus : Marion Zimmer Bradley, Tanith Lee, Anne McCaffrey, Robert Jordan, John Crowley ; en France, Pierre Bordage. Récemment apparu en Italie, Valerio Evangelisti tente d'établir des relations entre notre époque et celle de l'Inquisition. Tous leurs romans se trouvent dans les meilleures collections, Presses Pocket, Rivages Fantasy, l'Atalante.

Mais qu'on ne s'y trompe pas : la seule relation qui existe entre heroic fantasy et SF, c'est qu'un grand nombre d'auteurs contemporains jouent sur les deux registres.