Chroniques de Philippe Curval

Christopher Priest : Futur intérieur

(a Dream of Wessex / the Perfect lover, 1977)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1977

par ailleurs :
Priest, l'alchimiste du réel
une Machine à simuler l'avenir qui fait douter du passé

Un jour, vous vous trouvez au chevet d'un malade très cher, vous le voyez mourir, puis disparaître sous vos yeux et, bientôt, vous vous souvenez à peine de lui ; son nom même disparaît de la mémoire de votre entourage. Le malaise étendra peu à peu son emprise sur la réalité, surtout si vous vous apercevez ensuite, comme la Julia Stretton de Christopher, que l'univers dans lequel vous vivez n'est que le produit d'une expérience destinée à étudier le futur, que vous êtes un protagoniste de cette expérience et que vous rêvez l'avenir en compagnie d'une trentaine de cobayes volontaires. Aussi, quand Julia, en permission, revient dans son présent, s'interroge-t-elle sur la relativité des apparences. Qu'y a-t-il de plus vrai : les rêves au réalisme si fouillé qu'ils contiennent des archives sur le moindre incident intervenu au cœur de l'illusion ou bien un présent difficile à supporter en raison des différents traumatismes qu'il procure ?

Dans cette sorte d'“Éden et avant”, Christopher Priest nous introduit progressivement au centre d'un des paradoxes les plus insidieux de la Science-Fiction. Cette Angleterre d'un pseudo-avenir, soumise au régime soviétique, ce comité de Wessex qui s'est détaché du territoire national pour devenir une île de loisir où les touristes américains se prosternent cinq fois par jour vers La Mecque, pourront-ils un jour se muer en certitude ?

Perpétuelle mutation

Priest, alchimiste du réel, ne se contente pas de nous en soumettre l'hypothèse. Par sa précision clinique, son sens aigu du détail sensuel, il crée peu à peu autour de ses personnages une trame d'apparence, qui imite à la perfection l'existence même. Grâce à son imagination néo-réaliste, dans ce récit lisse et froid comme une stèle funéraire, il nous piège dans chacun de ces deux mondes, le réel et l'incertain, au point de nous faire confondre les deux. Et sa démonstration se veut exemplaire : non content de supposer que notre vie, notre société, ne sont en fait que des illusions produites par l'inconscient collectif et que nous sommes les victimes en puissance d'une adhésion inconditionnelle à de fausses évidences, il en déduit que notre seule approche du monde et de nos semblables doit passer par le doute. Si Julia Stretton se réalise enfin, c'est qu'elle imagine et prouve à son tour que le passé dont elle est issue n'est qu'une des présomptions possibles de son origine.

Après le Monde inverti, qui le révéla en France en 1975, Christopher Priest nous donne, avec Futur intérieur, un remarquable roman de fiction spéculative, cet au-delà de la Science-Fiction qui prouve abondamment que cette littérature est en perpétuelle mutation.

Philippe Curval → le Monde, nº 10006, vendredi 1er avril 1977, p. 20