Chroniques de Philippe Curval

Greg Egan : Océanique

nouvelles de Science-Fiction réunies par Quarante-Deux, 2009

chronique par Philippe Curval, 2010

par ailleurs :

Troisième volume des nouvelles complètes de Greg Egan après Axiomatique et Radieux, Océanique a ceci d'original qu'il n'existe pas de recueil équivalent en anglais. Il contient des textes de 1989 à 2007 qui permettent de mieux comprendre sur la durée les réflexions thématiques de l'auteur.

Ce qui frappe de manière constante, c'est le rejet d'une société qui ne lui convient pas ; son interrogation à propos d'une Humanité qui ne le satisfait pas ; l'espérance du changement grâce aux avancées scientifiques, à la physique quantique qui nous offre d'augmenter nos connaissances, tellement inférieures à nos lacunes.

Car en fait que nous sommes-nous ? Peut-on être un autre ? Ne sommes-nous rien de plus que les histoires que nous nous racontons à nous-mêmes ?

Les religions ne sont que balivernes ! Liberté, égalité, fraternité, les symboles d'une vaste dérision, puisque la vie n'est qu'un séjour fragile édifié sur un abattoir.

D'où cet axiome paradoxal : l'Homme aurait construit l'univers et l'aurait oublié. Depuis ses origines, il s'efforce de le comprendre pour le reconstituer d'une manière différente.

Chacune des nouvelles propose une astucieuse tentative d'explorer cette idée à travers des variations originales qui, spéculatives avant tout, sont écrites pour y réfléchir, non pour la prouver.

Histoire de clones, comme "le Réserviste", douloureuse expérience du partage de la personnalité. "Poussière", réflexion d'un être informatique qui se demande s'il est possible de devenir quelqu'un à partir du “bruit”, soit une métaphore de la réincarnation consciente. "Les tapis de Wang" où un lancer de clones à travers dix millions d'années-lumière cube permettrait de savoir s'il existe des extraterrestres.

Histoires complexes au sein d'univers multiples où les actes accumulés des individus, même s'ils optent pour des choix différents, ne modifient pas nécessairement le destin des civilisations. À moins d'inventer des Humains qui échappent à l'hérédité par la procréation numérique.

Mais, si Greg Egan poursuit sa quête avec une rigueur parfois aride pour le lecteur, il ne s'empêche pas d'aborder d'autres sujets. Fort poétiques comme dans "Océanique". Caustiques dans "le Verrou" où il suggère que la tristesse infinie de l'amour partagé est préférable à la séparation. Il s'amuse à dauber de manière radicale sur l'obscurantisme des adversaires des OGM. Voyage avec mélancolie dans un tiers-monde où maladie et émigration sont la honte de nos sociétés dites évoluées.

Par son érudition, sa technique littéraire, comme dans "Lama", le plus fascinant de ses textes, Greg Egan prouve que la Science-Fiction s'essaye à devenir une nouvelle forme de langage.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 497, mai 2010, sous le titre de : "Greg Egan, poétique quantique" (dans une version différente)

Ray Bradbury : Léviathan 99

(the Cat's pajamas & Now and forever, 2004 & 2007)

nouvelles fantastiques et de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2010

par ailleurs :

Deux recueils de nouvelles réunis en un seul avec, en point d'orgue, "la Chrysalide", excellent texte de SF qui vient d'être adapté pour le cinéma. En première partie, le Pyjama du chat, qui comprend des nouvelles pour la plupart inédites de 1947 à 2004, dévoile une large palette où l'humour, la nostalgie, l'amour du livre et des écrivains, la Science-Fiction light se disputent à la cruauté, voire à l'horreur. Quand Bradbury ne lance pas des missiles sur les magnats de Hollywood comme dans "la Bétonnière à mafiosi". En ouverture, "le Jeune homme et la mer" (1946), se révèle une superbe métaphore sur le racisme.

Deux courts romans constituent la seconde partie. Le premier, Quelque part joue une fanfare, est écrit en hommage à Katharine Hepburn. En conclusion de l'ouvrage, Léviathan 99 renoue avec ce ton lyrique et inspiré qui est la marque de l'auteur.

Fruit de l'expérience qu'il vécut au cours de son adaptation de Moby Dick pour le cinéma, Bradbury lance un vaisseau, son capitaine fou à la recherche d'une énorme comète qui lui a fait perdre la vue.

Dieu dort-il ? En explorant l'univers ne photographie-t-on pas son squelette ? Un son diffusé dans l'espace se perd-il vraiment jamais. Existe-t-il un énorme gant de baseball qui puisse vous faire remonter le temps ? Telles sont les questions qu'aura à résoudre son équipage condamné.

Voilà à quoi nous convie ce festival Bradbury où l'auteur voyageant sur les continents de son âge nous parle à travers la fiction de ce qu'il voit, de ce qu'il a vu et de ce qu'il entrevoit sur les avenirs qui nous attendent. Prose poétique, habileté de la construction, simplicité, tels sont les atouts de son succès qui ne se dément pas depuis les Chroniques martiennes.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 497, mai 2010, sous le titre de : "Bradbury sur la durée" (dans une version différente)