Chroniques de Philippe Curval

Ted Chiang : la Tour de Babylone

(Stories of your life, 2002)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2006

par ailleurs :
Plongée dans le bizarre

Le plus délicieux, le plus fort, c'est quand on s'y attend le moins. Habitué au déferlement hebdomadaire des parutions, au rituel de la découverte entre surprises et désillusions, voilà qu'apparaît l'œuvre inespérée, par un écrivain dont on ignorait jusqu'à l'existence, bien qu'il soit comblé de prix made in USA auxquels je n'attache d'ordinaire aucune importance. Un vrai miracle. Je ne dirais pas un chef-d'œuvre puisque Ted Chiang n'a écrit que huit nouvelles depuis 1991, qu'il a quarante ans à peine et que j'en attends, que vous en attendrez bientôt d'inédites, encore plus étonnantes que celles qui sont réunies dans la Tour de Babylone. Bien que cela semble une performance utopique.

Pourquoi cet enthousiasme, ces superlatifs ? Parce que les textes de cet écrivain ne sont pas seulement originaux, mais ils traitent d'une autre conception du monde. De son regard différent sur les êtres et les événements naît un puissant sentiment d'étrangeté. Nous côtoyons le bizarre. Et ce n'est pas exclusivement à cause des thèmes abordés qui ne ressemblent à aucun autre, mais plus encore en fonction de la manière dont Chiang les aborde. Avec un tel naturel dans la singularité, une telle subtilité dans l'écriture qu'en quelques pages nous sommes plongés au cœur d'univers gauchis, faussés, tordus, sans douter un instant qu'ils soient plausibles. Nous vivons dans un autre réel, en subissant les impressions contradictoires qu'impliquent les distorsions du verbe et notre usage familier de la raison. Chiang sait nous faire évader du moule qui nous a formés pour faire éclater des vérités adjacentes.

"72 lettres" m'apparaît comme la plus subversive de toutes ces nouvelles, parce qu'il est chimérique de la raconter. Sachez que dans une autre époque victorienne où les sciences de la nomenclature et de la thermodynamique se sont développées d'une manière parallèle, il est possible d'animer des golems avec des mots, si l'on parvient à trouver les épithètes de la dextérité. Pour s'en servir comme des robots spécialisés. Mais le plus grave, c'est que les spermatozoïdes originaux sont en fin de course. Parce qu'ils datent de la création de l'espèce humaine. Celle-ci s'éteindra dans quatre ou cinq générations. Pour la sauver, Robert Stratton parviendra-t-il à accomplir un subterfuge, en fertilisant des ovules femelles grâce à la nomenclature ?

Avez-vous compris ? Non ! Alors, lisez la Tour de Babylone. En Science-Fiction, rien n'est impossible.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 455, juillet-août 2006