Chroniques de Philippe Curval

Richard Canal : Deloria

roman de Science-Fiction, 2006

chronique par Philippe Curval, 2006

par ailleurs :
la Fracture coloniale

L'ethnologie-fiction représente pour moi une expression idéale de la SF. Car elle intègre l'exotisme à la spéculation, la critique de l'utopie à la conjecture et qu'elle n'opère jamais si le style n'est pas à la hauteur de l'imagination d'un auteur. C'est pourquoi le genre est difficile à traiter, si délicat dans sa manipulation qu'il exige de temporiser entre le doute et les certitudes afin que le lecteur soit certain de rêver les yeux ouverts. Car celui qui s'y engage doit inventer un système de société parfaitement cohérent, résolument différent du nôtre — aux nôtres dirais-je puisque nous vivons sur une planète à multiples visages —, en même temps qu'assimilable à notre pensée. Ursula K. Le Guin, Gene Wolfe — la Cinquième tête de Cerbère vient d'être réédité au Livre de poche — y sont parvenu à la perfection. Richard Canal, dont ce n'est pas la première tentative dans ce domaine, nous donne avec Deloria un roman qui frôle d'assez près la réussite, en procurant d'emblée ce vertige que suscite l'approche d'une civilisation étrangère.

On sent à chaque page que cet écrivain, dont le parcours s'est déroulé pour sa plus grande part sur d'autres continents, est chargé d'un potentiel de défiance à l'égard du nôtre. Donc à l'égard de toute situation pré ou postcoloniale. Deloria sonne comme douleur. C'est le nom d'une planète ou depuis quelques siècles les humains qui s'y sont implantés cherchent à fraterniser. Mais la communication ne passe pas. Car au langage de la culture, de la diplomatie et du commerce s'oppose le Mot. Celui dont les Geyns ont fait un pouvoir religieux, des pratiquants, des maîtres.

À partir de cette situation, nous allons assister à la déstructuration des rapports entre Deloriens et humains — pourtant établis depuis longtemps —, par le seul jeu des ambiguïtés qui subsistent entre la certitude de parvenir à un compromis acceptable au nom de la raison, et la volonté de s'enraciner aux mythes, aux traditions. Dans cette guerre d'usure qui s'annonce, les humains vont perdre la face.

Richard Canal parvient à construire au long d'un suspense rigoureux la prise de conscience des colonisateurs devant la faillite de leur tâche. L'un d'eux va jusqu'à en être dépouillé de sa mémoire. Par contre, il échoue à décrire l'inconcevable. Malgré des pages superbes où son écriture se joue du réel au profit d'échappées belles à travers la vision subjective des Deloriens, il ne parvient qu'imparfaitement à nous transmettre, à concrétiser l'irrationnel, en versant dans un mysticisme cosmique.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 454, juin 2006