Chroniques de Philippe Curval

J.G. Ballard : Millenium people

(Millennium people, 2003)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2005

par ailleurs :
Abolir le xxe siècle

S'il est un roman à la fois dérangeant et énigmatique, c'est bien la dernière œuvre de Ballard, Millenium people (sic). Dérangeant, car il introduit une conjecture extravagante, subversive dans notre vision d'un avenir possible de la société occidentale. Énigmatique, car il laisse en friches la plupart des conclusions que soulèvent ses hypothèses.

Le point de départ en est simple : face aux tares léguées par le vingtième siècle, un esprit de révolution s'empare des résidents de la Marina de Chelsea, peuplée de classes moyennes. Inflation, ronron, télévision, tout les accable. Ils se sentent appauvris et piégés par l'illusion d'une liberté chèrement gagnée. Une bombe explose à l'aéroport de Heathrow et tue Laura, l'ancienne femme de David Markham. Il entame une enquête pour connaître les responsables. Ce qui l'amène peu à peu à jouer un double “je”. Car, à mesure qu'il s'infiltre chez les nouveaux terroristes qu'il soupçonne afin d'y chercher des preuves, il se laisse contaminer par leurs thèses.

Spéculatif au sens le plus strict du terme, Millenium people est aussi une diatribe imagée contre le monde contemporain. Hyperconsommation, suremprunts, tourisme de bazar, manifs humanitaires, fin de la paternité, frénésie des colloques, hypnose de la sécurité, animaux familiers, sont motifs à mises en équation féroces des données qui aliènent les masses ; afin qu'elles s'inscrivent dans un projet de société auquel politiques, dirigeants, promoteurs, policiers, etc., les conditionnent. Au Ballard précis et descriptif des œuvres majeures comme Crash! ou IGH, s'adjoint un virtuose de l'humour noir et de l'ironie explosive. Dialogues à l'emporte-pièce où volent en éclat les certitudes sclérosées de nos démocraties en fin de souffle. Personnages ambivalents où s'incarnent les contradictions de notre époque, entre religion, terrorisme et malaise idéologique.

Cela, bien sûr, au détriment de l'intrigue qui court parfois sur son erre sans véritable rigueur. Ou de détails qui surprennent comme l'attentat contre une boutique de cassettes vidéo, alors que l'actualité nous apprend que les usagers ne louent plus que des DVD. Qu'importe ! Le but de Ballard n'est pas de convaincre par la logique, mais de produire des images d'un réalisme décapant, d'enchaîner des situations de paroxysme, d'attenter aux bonnes mœurs par des gestes de désespoir et de dérision. Dans l'objectif de faire apparaître qu'une cinquième colonne démente et immotivée se développe au sein de notre civilisation en déshérence. Dada est de retour.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 440, mars 2005