Chroniques de Philippe Curval

Nancy Kress : Réalité partagée

(Probability moon, 2000)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2004

par ailleurs :
la Valeur du faux

De nouvelles en romans, Nancy Kress s'impose aujourd'hui comme l'un des écrivains majeurs de la SF contemporaine, l'égale d'une Ursula K. Le Guin par la singularité de son imaginaire, la maturité de sa pensée, la souplesse de son écriture. On se demande pourquoi Réalité partagée, premier volume d'une trilogie, paraît ainsi discrètement en poche plutôt qu'en collection de prestige où abondent tant d'ouvrages préfabriqués ; alors qu'il s'agit sans nul doute du meilleur livre publié depuis le début de l'année passée. Il faut tenter ici d'en réparer le préjudice. Saluons d'abord le magnifique travail de Monique Lebailly, sa traduction en un français limpide d'un récit riche et complexe, tour à tour poétique et savant, axé à la fois sur la physique quantique et l'ethnologie inventée.

Ethnologie inventée, voici la forme la plus secrète et la plus excitante du genre, qu'illustra si bien Gene Wolfe avec son chef-d'œuvre, la Cinquième tête de Cerbère. N'est-ce pas un immense défi que de construire une société dont les règles et les usages divergent absolument des nôtres ? D'en dresser le paysage matériel et mental par une série d'allusions, de notations, d'attitudes morales qui expriment toutes les facettes d'un comportement “non-humain”. Sans verser dans la description lourde, l'explication pesante. N'est-ce pas l'une des meilleures façons de spéculer sur la différence ? Donc d'exprimer le meilleur de la Science-Fiction.

Sur Monde, ce qui soude et crée le lien social entre les indigènes, c'est la “réalité partagée”, un ensemble de faits avérés qui constitue leur croyance et fonde leurs relations, nie l'existence de l'intention. Dès qu'ils s'en éloignent, une forte douleur de tête les agresse, que seule peuvent calmer les pilules du gouvernement. Ceux qui ne la reconnaissent pas, soit qu'ils sont jeunes et trop mal éduqués pour en saisir les implications, soit qu'ils la refusent, sont déclarés “irréels”. La mort sanctionne bientôt cet état. Grâce à ce puissant consensus, la guerre n'existe pas. Depuis des millénaires, une population agricole et marchande révère la première fleur qui a engendré Monde avec ses pétales.

Les Hommes débarquent sur la planète à des fins stratégiques, dans l'espoir de vaincre les Faucheurs, ces extraterrestres qui risquent de les exterminer. Avec pour alibi une petite mission scientifique, chargée d'enquêter sur ce qui provoque la réalité partagée. Est-elle d'origine génétique, physiologique ou psychologique ? Dans chacun de ces cas, serait-ce un moyen de pacifier l'Humanité ? À moins que…

Teinté d'un troublant exotisme, l'art de Nancy Kress tient dans la parfaite maîtrise de ce face à face entre deux conceptions sociologiques foncièrement opposées. Le roman s'articule autour des conflits d'interprétation qui séparent les fortes personnalités de la mission, se noue à travers le jeu de leurs relations avec les indigènes. De ce choc entre deux modes de pensée naît un récit qui dérange, perturbe, interroge sur la valeur du réel. La névrose ne serait-elle que la seule solution pour exister malgré la réalité ? Ou bien l'être vivant acquerra-t-il un jour le pouvoir de décider de ce qui est vrai ou de ce qui est faux ? La suite au prochain épisode !

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 429, mars 2004

Éric B. Henriet : l'Histoire revisitée

essai, 1999 & 2003

chronique par Philippe Curval, 2004

par ailleurs :

Voici, dans une deuxième édition enrichie, vérifiée, d'où ont été éliminées les omissions imputables à un travail de pionnier, un vaste panorama de l'uchronie. Pour ceux qui l'ignorent, il s'agit d'un genre apparu à la fin du xixe siècle qui offre de multiples alternatives spéculatives à l'Histoire, telle que nous la connaissons. Que ce serait-il passé si Jeanne d'Arc n'avait pas existé, si Napoléon n'avait pas vendu la Louisiane, si les Japonais avaient envahi les États-Unis, si le troisième Reich perdurait, etc. ? Des centaines d'auteurs ont proposé depuis, avec plus ou moins de bonheur, ces paris sur l'impossible dans un cadre romanesque. Éric B. Henriet s'essaye ici à comptabiliser, à regrouper, à classifier ces œuvres, illustrant son propos de mille extraits mirobolants. Cette épopée des uchronies, nées d'un voyage dans le temps, les mondes parallèles, où d'une pure déviance de faits historiques, jusqu'à sa forme moderne nommée steampunk, se révèle un passionnant jeu d'échecs avec le passé.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 429, mars 2004

Lire aussi la chronique de l'Uchronie

G.J. Arnaud : le Sang des aliens

roman de Science-Fiction, 2003

chronique par Philippe Curval, 2004

par ailleurs :

À soixante-quinze ans, G.J. Arnaud signe le quatre-vingt-douzième tome d'une saga entamée depuis le débit des années quatre-vingt. Comment le meilleur et le plus fertile de nos romanciers populaires parvient-il à se renouveler dans le cadre rigoureux d'une Terre recouverte de glaces où de puissantes compagnies ferroviaires se livrent à une guerre sans merci ? C'est dans la jubilation d'écrire qu'il découvre le plaisir d'inventer. Méfiez-vous cependant ! En jetant un œil sur son dernier roman, vous risquez d'acquérir l'intégrale de ses œuvres. Plus de cinq cents volumes.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 429, mars 2004