Chroniques de Philippe Curval

Jamil Nasir : Mirages lointains

(Distance haze, 2000)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :
Électrolyse de la religion

Qu'un nouvel écrivain soit le fils d'un réfugié palestinien et de la fille de l'inventeur américain du chariot élévateur aurait dû attirer mon attention. Or voici que depuis ma tour de guet, j'ai laissé échapper l'apparition en France du premier ouvrage de Jamil Nasir, la Tour des rêves, qui vient d'obtenir le Grand prix de l'Imaginaire. Cette fois, le jury ne s'est pas trompé. Aussi me précipité-je sur Mirages lointains, son second roman.

Recruté par son agent pour faire un livre romancé sur la fondation Deriwelle, Wayne Nolan, auteur en perte de vitesse, va chasser sur les terres de l'inconnaissable. Car ce milliardaire, mélange d'oncle Picsou et de Charles Manson, a engagé des savants réputés, prix Nobel, pour procéder à une analyse “électrique” de la religion. Certains vont entraîner des malades en phase terminale aux jeux de hasard pour voir s'ils continuent de s'y livrer après leur mort ; un second va réaliser une modélisation informatique du sentiment religieux ; le plus célèbre, enfin, aurait découvert la localisation des marqueurs génomiques des “centres de religion” dans le lobe temporal sur le bras long du chromosome humain numéro 17.

L'essentiel est de savoir si ce fruit de mutations ancestrales qui nous permet d'envisager de vastes systèmes d'une manière abstraite — plutôt que de rester scotché sur le réel —, en se combinant avec notre besoin éperdu de trouver un sens à ces structures, soit donner une signification à l'univers (la religion), a freiné ou favorisé l'évolution de l'espèce humaine.

Le temps est-il venu d'y opposer un rétrovirus qui inhibe ses fonctions ?

Cette astucieuse construction mentale n'aurait qu'une valeur purement spéculative si des faits paradoxaux, des rêves prémonitoires, des situations de crise, des conflits familiaux, de fascinantes rencontres féminines n'entravaient la marche de Nolan dans la mise à l'épreuve de la vérité. À mesure qu'il avance dans son enquête exhaustive sur la perception du religieux, la vie l'englue dans sa pâte, absorbe son énergie au point qu'il perd peu à peu le contrôle de son identité.

Dire que le roman ambigu de Nasir évoque irrésistiblement l'atmosphère des derniers films de David Lynch à travers la musique de ses phrases, sa sensualité dérangeante, ses non-dits, ses non-lieux et surtout la montée obsessionnelle de ses images oniriques, me semble d'abord le démarquer de la production courante. Alors que la plupart des collections de Science-Fiction et de Fantasy sont alimentées par la fabrication de masse, Mirages lointains est traversé par le sentiment de son écriture, subtilement traduit par Pierre-Paul Durastanti. Jamil Nasir donne en permanence l'impression que le roman se construit à travers la réflexion de son personnage principal, Wayne Nolan, précipité en même temps que lui dans le labyrinthe de la création littéraire. Confusion stimulante qui procure au récit cette authenticité, cette charge passionnelle, réservées aux œuvres puissamment originales.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 416, janvier 2003

Kathleen Ann Goonan : Queen City jazz

(Queen City jazz, 1994)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :

Une partie de la littérature féminine de SF aux États-Unis souffre de ce que j'appellerais le syndrome de Virginia Woolf. Technique qui consiste à saisir les vies à travers certains instants révélateurs — ces “bribes” dont l'ensemble voudrait donner de l'être ou de la chose, et par conséquent du récit, une vision impressionniste mais totale. C'est-à-dire une écriture fleurie et suggestive, bien que trop souvent floue et endimanchée où le sentiment hypertrophié de l'ego l'emporte sur le projet initial.

Kathleen Ann Goonan, dont Queen City jazz est le premier roman traduit en français, n'échappe pas à ce travers. Sujet : l'Amérique dévastée où la radio s'est irrémédiablement tue. Dans les ruines des cités règnent les nanos et les holos, mamelles de la Science-Fiction post cyberpunk, qui permettent aux auteurs contemporains de revitaliser le conte de fées. Verity, enfant trouvée recueillie par la secte des Shakers, part en quête de son identité. Sans vouloir jeter le bébé avec l'eau du bain, des coupes sombres auraient sans doute éclairé ce roman cossu, en révélant les trouvailles poétiques qui en font parfois le charme.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 416, janvier 2003

Francis Valéry : le Talent assassiné

roman, 2002

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :

À mesure que Francis Valéry se débarrasse de ses modèles et de ses tentations, son talent croit et s'affirme. C'est d'ailleurs le sujet de cette intrigue égotique, pleine de sève, d'humour, de narcissisme et d'autodérision où l'auteur travaille sur ses propres dépouilles pour tenter de reconstruire son image première, celle du meilleur écrivain vivant de sa prose. SF ou pas ? C'est à vous de choisir.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 416, janvier 2003