Chroniques de Philippe Curval

Walter M. Miller, Jr. : un Cantique pour Leibowitz

(a Canticle for Leibowitz, 1955-57)

roman de Science-Fiction par nouvelles

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :
l'Esprit de la renaissance

Pour les fébriles amateurs de SF, chaque année apporte son lot d'œuvres géniales. Or, les chefs-d'œuvre de la Science-Fiction sont rares, comme sont rares les chefs-d'œuvre en général. C'est pourquoi il est salutaire de commenter la réédition d'un Cantique pour Leibowitz, paru en librairie en 1960. Ni son actualité ni sa pertinence n'ont été démenties par les ans. Nul à propos de ce roman ne peut affirmer « la réalité dépasse la fiction », puisque le futur qu'il décrit demeure suspendu au-dessus de nos têtes, toujours éventuel et probablement désiré par d'irresponsables ambitieux, d'incontrôlables fanatiques, et par chance, jamais réalisé jusqu'à ce jour.

Ex-pilote de chasse pendant la dernière guerre mondiale, son auteur, Walter M. Miller, Jr., n'a écrit que ce roman, sa suite tardive et inachevée, quelques nouvelles. D'où cette concentration des idées, cette qualité du style et de la réflexion, cette économie de moyens qui oppose un Cantique pour Leibowitz à la tradition actuelle du “roman nova”, en expansion illimitée jusqu'à sa résorption en trou noir.

Et pourtant, il s'agit ici d'un vaste sujet : destruction du monde et renaissance. Le feu atomique s'est déversé sur la planète. La “Simplification” a fait table rase de ce qui subsistait. En mettant de côté les monstres et les anormaux, le taux de natalité permet tout juste aux dernières populations barbares de subsister. Du côté de l'Utah, des moines tentent de maintenir un certain espoir dans la culture, en mémorisant oralement quelques écrits. Mais voilà qu'un étrange ermite fait découvrir à Francis, jeune catéchumène, les reliques du Beatus Leibowitz sur lequel l'ordre est fondé. Ce sont d'innombrables documents sauvés de l'holocauste nucléaire par un obscur ingénieur qui aurait prononcé ses vœux. Le champ du savoir va-t-il s'élargir à nouveau, permettre à l'Homme de retrouver sa voie ? Où la patiente enluminure par le moine d'un plan de circuit intégré démontrera-t-elle que l'expérience du passé demeure intraduisible, source de quiproquos absurdes.

Ne sommes-nous pas post-diluviens ? incapables de savoir ce qui s'est produit avant cet événement capital pour l'histoire de l'Humanité. Et si nous n'étions que les produits dérivés de quelques constructeurs appelés dieu ?

En trois longues nouvelles s'espaçant sur plusieurs millénaires, Walter M. Miller, Jr. décrit l'émouvante, patiente et dérisoire lutte de ce groupe de résistants inspirés par la foi, regroupés dans l'abbaye de Beatus Leibowitz pour reconstruire une société digne de ce nom. Des choses équivalentes peuvent-elles se substituer l'une à l'autre sans dommage ou l'ordre d'une équivalence est-elle réversible ? En résumé, le retour à la civilisation mondialiste et technologique que nous connaissons, dont Miller anticipait l'avènement, porte-t-il en germe sa propre destruction ?

Qui peut répondre à cette question ? Peut-être Rachel, la sœur siamoise de Mme Grales, qu'elle conserve enclavée dans son épaule. Inerte depuis sa naissance, celle-ci ouvre ses yeux innocents à la fin des temps et demande : « Écoutez-moi, y a-t-il encore quelqu'un de vivant ? ». Question d'actualité au moment où nos sociétés se recomposent selon un mode de perception du réel différent.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 407, mars 2002

Valerio Evangelisti : Nicolas Eymerich, inquisiteur

(Nicolas Eymerich, inquisitore, 1994)

roman de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :
Hérésie-fiction

Personnage cultivé, attachant, complexe, doué d'un sens du verbe, du récit et de sa cadence, d'une imagination méthodique, Valerio Evangelisti fait partie de cette nouvelle génération d'auteurs qui ont compris que la médiatisation de leurs œuvres fait partie intrinsèque de l'œuvre elle-même. Ce qui, dans les meilleurs cas, n'ôte en rien à la qualité, à l'originalité, mais exige en contrepartie une faculté d'adaptation de l'écrivain à son lecteur. Chercheur à l'université de Bologne dans le département des sciences politiques, Evangelisti a d'abord produit des essais historiques axés sur l'histoire du mouvement ouvrier au xixe siècle et celle des Jacobins italiens à la fin du xviiie.

C'est un penchant pour le Fantastique, les feuilletonistes français comme Paul Féval, pour William Reich et Umberto Eco qui l'ont amené à composer le personnage d'un redoutable inquisiteur du xive siècle né à Grenade. Un cycle de romans a établi sa réputation.

Toute l'ambiguïté de ce succès tient dans le fait que son premier ouvrage, Nicolas Eymerich, inquisiteur, a remporté le prix de Science-Fiction transalpin Urania en 1994. Prix qui l'a propulsé au rang de chef de file de la jeune Science-Fiction italienne au moment où celle-ci sortait enfin d'un silence accablant. Evangelisti a composé d'ailleurs une excellente anthologie, Fragments d'un miroir brisé, où se déclinent toutes les composantes (hérétiques) de ce mouvement.

Car, même en invoquant la fusion ou plutôt le broyage des genres, il est difficile de découvrir sans a priori la moindre idée de SF dans la plupart de ses textes, sauf à considérer qu'il s'agit d'une littérature subliminale. La confusion s'établit au niveau des procédés d'Evangelisti, qui empruntent astucieusement certaines méthodes de construction narrative à la SF.

Doué d'un esprit d'analyse spéculatif proche de celui d'un Sherlock Holmes et d'un flair impitoyable pour dépister les traces du Malin, son antihéros, Eymerich, poursuit d'une part des enquêtes in vivo avec une remarquable férocité. Parallèlement au récit qui se déroule sous l'Inquisition, Evangelisti propose des équivalences avec des événements contemporains. Ainsi la résurrection du culte de Diane rejoindrait la naissance du voyage dans le temps. Celle de l'hérésie Cathare en Savoie, les trafics d'organes et les manipulations génétiques. C'est donc par analogie avec l'effet de feedback qu'il obtient le dépaysement, la réflexion, l'intérêt. Sans qu'il y ait une véritable modification de ce qui précède par ce qui suit, ni le contraire, comme en Science-Fiction.

Valerio Evangelisti doit plutôt sa singularité à sa virtuosité réelle et son érudition, à l'aspect provocant de son personnage maléfique — Fantômas religieux —, aux jeux de miroir qu'il établit dans le fonctionnement symbolique du récit. Tout en s'affinant, ses fictions rejoignent désormais sans équivoque le Fantastique, la Fantasy. Déjà, le Roman de Nostradamus plongeait dans un espace-temps littéraire où se combinent adroitement alchimie et stéréotypes du feuilleton. Cherudek, le dernier Eymerich paru en France, tente de propulser son héros sur les terres de Lovecraft ou de Borges. À chacun de ses romans, l'entreprise labyrinthique de Valerio Evangelisti semble vouloir gagner en raffinement, dans le cadre d'une ambition commerciale revendiquée telle une forme de création à part entière.

Philippe Curval, Magazine littéraire, nº 407, mars 2002, p. 23

Lire aussi la chronique de : le Corps et le sang d'Eymerich

Olivier Girard : Bifrost, nº 25, janvier 2002

revue de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :

Après un démarrage intéressant, puis une période décevante, Bifrost, la revue des mondes imaginaires, ressemble depuis quelques numéros à la publication idéale dont rêvait tout amateur de SF. Par l'excellent choix des nouvelles, d'abord, qui associe dans cet opus 25 Ursula K. Le Guin à Johan Heliot, Michel Demuth à Guillaume Thiberge, soit un équilibre d'anciens et de modernes, de Français et d'Anglo-Saxons. Ensuite, grâce à des entretiens (Nancy Kress), des dossiers (Michel Demuth), des études (l'histoire d'Amazing stories), dont l'intérêt est indiscutable. Enfin, par sa mise en page agréable et son appareil critique professionnel qui sait taire les passions partisanes pour ne traiter que de l'essentiel : le texte, le style, les idées, et les images pour la BD.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 407, mars 2002

Lire aussi la chronique des numéros 22 & 36

Viviane Moore : Ilianday

roman de Science-Fiction, 2001

chronique par Philippe Curval, 2002

par ailleurs :

Soit des lendemains où n'existent que des Agissants, des Silencieux, des Enfermés. Ces derniers, immergés dans le réseau, créent les programmes virtuels qui font la réalité de ceux qui jouent. Or, des joueurs viennent à mourir, les yeux brûlés par les images de synthèse. L'inspectrice Ilianday part sur la trace du tueur, une ombre dans l'hyperespace. Le roman de Viviane Moore trahit un peu la cuisine à base de surgelés. Mais dans ce domaine les progrès sont constants. Cet agréable produit de consommation offre du suspense, du rythme, de l'action et même des idées. Il inaugure peut-être en France l'avènement du cyberpolar en série.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 407, mars 2002