Chroniques de Philippe Curval

Ursula K. Le Guin : le Dit d'Aka & le Nom du monde est forêt

(the Telling & the Word for world is forest, 2000 & 1972)

romans de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :
Y aka le dire

Vingt-huit ans après le Nom du monde est forêt, Ursula K. Le Guin publie le Dit d'Aka, court roman situé dans le cycle de l'Ékumen. L'ensemble paraît et reparaît dans "Ailleurs et demain".

La clarté du style, l'aisance de la narration, l'intensité de la réflexion contraignent soudain à penser qu'une grande partie des romans critiqués dans l'année n'aurait pas mérité de l'être, s'il fallait tenir compte d'une échelle de qualité. Quels que soient les arguments qui contribuent aujourd'hui à nier pareille hypothèse politiquement incorrecte, l'intrusion d'un véritable écrivain, d'une œuvre majeure dans le flot des parutions souvent hâtives que l'actualité nous livre, conduisent à réviser l'ensemble à la baisse.

Rêverie sur les problèmes de la décolonisation en forme de fable tragique, le Nom du monde est forêt décrit avec précision, concision, la mise en place des antagonismes entre deux peuples, deux ethnies, deux mentalités soumises à une promiscuité forcée, entre les Humains, colonisateurs satisfaits de leur expansion galactique et les indigènes de la planète Athshe, apparemment primitifs. Athshe est une boule d'eau semée d'îles immenses ; partout, la forêt. Dans ce paradis pacifique, les Athshéens coulent une vie végétative. C'est du moins l'opinion des Terriens, qui en profitent pour passer du stade missionnaire de la civilisation à celui de commerçants en bois et d'esclavagistes.

Le nom du monde est forêt est l'extraordinaire récit de la maturation d'une révolution verte : ceux qui croient aux potentialités d'une vie onirique se révoltent contre ceux qui n'y croient pas. C'est dans l'analyse mathématique et poétique des phénomènes de rejet qu'Ursula K. Le Guin se montre incomparable.

Sans être une réponse à cette première fable spéculative, le Dit d'Aka disserte à propos d'une situation parallèle. Celle qui conduit les habitants d'une planète à abandonner leurs mythes, leurs valeurs, leurs comportements sociologiques, au profit d'un développement industriel inspiré par la découverte d'autres civilisations dans la galaxie. Mais cette décision n'entraîne pas nécessairement l'adhésion de tous. On distingue encore d'anciennes inscriptions interdites sous les couches de peinture dont les murs ont été recouverts. Tels des messages subliminaux.

Ce sera à Sutty, jeune Terrienne, de se livrer à une expertise ethnologique sur le terrain. Un réel pragmatisme devrait l'éclairer. Car sur Terre, un mouvement réactionnaire basé sur un antiscientisme primaire a failli balayer la culture. Elle sort toute neuve d'une révolution à l'envers.

Pour Le Guin, ces oppositions brutales entre les peuples, à l'intérieur d'une même société, ne naissent pas d'un conflit originel entre le Bien et le Mal. Tout est relatif dans le comportement de l'être vivant, pensant. Car celui-ci est frappé du sceau de l'éphémère. D'où l'intérêt de considérer et reconsidérer ses propres actes et ceux de ses concitoyens à l'aune du temps qui passe. Donc la nécessité du “Dit”, qui raconte jusqu'aux plus menues choses de la vie et que transmettent les Maz, parleurs proscrits d'une non-religion. Mais le Dit n'est-il pas, par son inlassable rabâchage, facteur d'enlisement dans le passé ?

L'interrogation posée, le roman explore l'univers des confusions qu'elle suscite. Dans son enquête romanesque admirablement menée, Le Guin examine comment la pensée archaïque ne s'oppose pas fondamentalement à la pensée scientifique lorsque l'une et l'autre parviennent à fusionner sans contrainte. Si la première naît de l'observation patiente de la réalité, la seconde conduit, dans sa dimension prospective, à l'éclairer. Les antagonismes qui mènent les factions contraires à des tentatives d'oppression réciproques sont toujours basés sur des malentendus minuscules, des allergies superficielles, des intérêts immédiats. Parler, expliquer, dire, voilà le secret de la mixité, du métissage, de la mutation des êtres. À l'inverse de ce que les origines tribales de nos sociétés nous imposent, nous ne devrions pas être si pressés de nous battre les uns contre les autres.

James Morrow : la Grande faucheuse

(the Eternal Footman, 1999)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :

James Morrow, envers lequel nombre de lecteurs de SF se montrent réticents à tort, devrait enfin les séduire. Une nouvelle maison d'édition dirigée par l'ancienne prêtresse de J'ai lu, Marion Mazauric, vient de publier la Grande faucheuse, en même temps que les deux premiers volumes de la trilogie, En remorquant Jéhovah et le Jugement de Jéhovah, une somme métaphysique.

À la suite d'avatars aussi iconoclastes que profonds et pleins d'humour, le crâne de Dieu s'est placé sur orbite. Nous allons peut-être savoir ce que nous avons dans la tête.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 393, décembre 2000