Chroniques de Philippe Curval

Serge Lehman : Escales sur l'horizon

anthologie de Science-Fiction française, 1998

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :
Escales sur l'horizon

Bravo pour Serge Lehman d'avoir réuni une pléiade d'écrivains français dans son anthologie Escales sur l'horizon. Quelle émouvante idée de l'avoir dédiée à Élisabeth Gille, sans qui la Science-Fiction n'aurait jamais atteint, en France, le niveau qui fut le sien. J'émettrai néanmoins des réserves sur la préface. Lehman y démontre comment et pourquoi les enfants de Jules Verne d'avant 1990 n'ont jamais atteint le succès ni la qualité anglo-saxonne : parce qu'ils cherchaient à produire une SF française et non une SF en français. La différence m'échappe. Aujourd'hui, tout est changé, paraît-il, puisque de nouveaux auteurs, qui ne brandissent pas le drapeau tricolore et ne se soucient pas d'écrire des chefs-d'œuvre, font des best-sellers. C'est vite oublier que certains de leurs prédécesseurs immédiats, qui ont écrit des chefs-d'œuvre, les ont vendus globalement par millions d'exemplaires, traduits dans une dizaine de langues. J'ajoute qu'ils ont favorisé par leurs textes la diffusion en France de la SF internationale. Mais passons sur ce gommage de la perspective historique, puisque le niveau de ces seize nouvelles est d'une superbe qualité générale.

Sylvie Denis, en athlète spéculative sûre de son talent, brouille les pistes de la préhistoire du futur dans "Avant Champollion". Mini roman compressé aux intonations ballardiennes, elle procède par recoupements successifs à la découverte du destin occulté de notre planète, son inexorable refroidissement. Francis Valéry nous distille de subtils aperçus sur la transmission de la mémoire. "Des Signes dans le ciel" annonce en demi-teinte l'ère du changement chez les extraterrestres, lorsque ceux-ci renoncent au métissage de leur culture. Plus précis dans son mini space opera technologique, Laurent Genefort joue sur les peurs de la transformation avec "Proche-Horizon". Symbiose, dévoration, thèmes fétichistes d'une Humanité contrainte à se transformer génétiquement pour essaimer sur d'autres planètes. "Voyageurs" de Jean-Jacques Girardot, qui clôt ces premières escales réservées au métissage galactique, augure de la naissance d'un talent original. La belle astrophysicienne (à laquelle le Nobel a échappé de quelques voix) découvre plus tard la voie de l'orgasme et de la réduplication par quelqu'un venu de quelque part.

Sans douter désormais de l'authenticité de son écriture, Roland C. Wagner offre une suite “wagnerienne” à Rock machine de Spinrad dans sa "Musique de l'énergie". Ici, les paradoxes paranoïdes qui naissent de la guitare électrique suscitent des accords douteux entre le Rocker et la Psychosphère, fruit blet de l'inconscient collectif. Avec Thomas Day, auteur de "l'Erreur", ils restent les partisans d'une Science-Fiction sociologique évoluée qui ne s'embarrasse pas des slogans vétustes de la vieille SF politique des années 1970.

"L'Amour au temps du silicium" aborde le domaine sensible du sentiment, qui n'est certes pas le mieux partagé en SF. « En quoi la certitude d'être remplacé par une sorte de robot peut-elle adoucir notre mort ? » s'interroge Jean-Jacques Nguyen. Surtout si celle-ci provient d'une contamination du héros par son amant qui n'a pas survécu. La délicate progression de l'intrigue, les conjugaisons raffinées des virtualités du clonage font de cette nouvelle l'une des incontestables réussites de cette anthologie.

Si Thierry Di Rollo joue avec Sheckley [ 1 ] [ 2 ], André-François Ruaud avec l'uchronie et Joëlle Wintrebert avec Jurassic park, Guillaume Thiberge s'inspire du Galaxie des années 1950 pour écrire une tendre nouvelle, "le Hib" ; cette entité spécifique naît sur la planète Béou pour séduire les étrangers afin qu'ils n'importent pas les pacotilles de leur culture. Je ne sais pourquoi, ce texte évoque pour moi les récits de Gide sur ses premiers voyages à Hammamet.

Le tempérament fougueux d'Ayerdhal s'exalte avec plénitude dans "Scintillements". Maso mais beau. Tandis que "Scorpion dans le cercle du temps" de Jean-Louis Trudel exprime jusqu'à la quintessence les raffinements du space opera de haut niveau métaphysique. Dada chez Einstein. Créateur d'une ruse génétique inouïe, Yves Meynard, canadien comme Trudel, fait preuve avec "le Vol du bourdon" d'une virtuosité parfaite dans sa manipulation ingénieuse de la fiction scientifique, sans le moindre pathos, mais avec une efficacité d'entomologiste.

Que ne puis-je m'accorder vingt lignes supplémentaires pour parler du "Dernier embarquement pour Cythère" de Richard Canal où littérature et peinture surréalistes sortent revitalisées d'une copulation lyrique avec la SF. Et pour louer Jean-Claude Dunyach. "Nos traces dans la neige", par sa concision et l'ampleur mélancolique de la spéculation, rejoint Gene Wolfe au panthéon de la SF ethnologique.

Escales sur l'horizon prouve à l'envi que la richesse d'expression de la Science-Fiction française se situe dans la diversité fondamentale de ses espaces intérieurs plutôt que dans ses querelles d'école ou dans son face à face commercial avec la SF anglo-saxonne. À lire sans complexe !