Chroniques de Philippe Curval

Bruce Sterling : Gros temps

(Heavy weather, 1994)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1997

par ailleurs :
Tornades et supermarchés

Vingt années auparavant, avec sa Baleine des sables, Bruce Sterling nous avait surpris par un authentique talent novateur. Avec les Mailles du réseau, paru il y a près de sept ans, ce même Sterling a certainement écrit l'un des livres les plus inquiétants sur le management libéro-capitalo-écolo-branché de l'American way of life, étendu à l'ensemble de la planète dans les décennies qui nous attendent.

À la lecture de Gros temps, on se demande où est passé cet écrivain. Certes, l'idée de construire un roman sur la recherche et l'étude des tornades dévastatrices paraît originale — bien que le succès du film Twister, réalisé ensuite (et qui l'a peut-être plagiée), l'ait émoussée. Le suspense est mené tambour battant, les chapitres se succèdent avec alacrité, brio des dialogues de cinéma, séquences choc. Hélas ! les caractères des personnages trahissent le cousu industriel, l'invention est réduite à la portion congrue, puisque la spéculation écologique débouche sur le néant. Que penser en effet d'un cataclysme de force 6 qui purifierait notre monde malade, d'une sorte de tornade absolue dont le tournoiement perpétuel au-dessus de nos têtes nous menacerait de châtiment au moindre écart de conduite polluante, par exemple fumer un cigare dans un restaurant. Voilà un genre de dieu météorologique qui fleure bon la mystique conservatrice, New Age décadent, dont ce livre semble imprégné.

Sterling ne s'embarrasse pas pour si peu. Sans étayer son propos de la moindre justification technologique, le voilà qui fonde une équipe de mystérieux chercheurs passionnés, le Front de tempête, guidée par un mathématicien génial, prophète de l'Armageddon cyclonique. Nostradamus l'avait prédit, le futur est dans les nombres. Sur le coup d'une impulsion dont la motivation essentielle tient dans une phrase puisée au folklore populaire : « Depuis qu'ils ont envoyé leurs satellites là-haut, le temps n'est plus comme avant. », ils partent en quête du Graal cataclysmique qui naîtrait dans le Middle West.

La suite ne manque pas de souffle, surtout dans les cent dernières pages. Malheureusement, c'est du vent.

Il paraît que c'est un roman cyberpunk. Je ne sais s'il faut attribuer le premier terme de cette épithète au fait que nos gourous battent la campagne équipés d'une batterie d'ordinateurs sophistiqués. Quant au côté punk, rien n'en dessine ni le profil ni la révolte.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 351, février 1997

Raymond Milési : Salut Delcano !

roman de Science-Fiction, 1996

chronique par Philippe Curval, 1997

par ailleurs :

À la suite de quoi je vous propose de mener une enquête pour découvrir un livre rarissime et récent, Salut Delcano ! de Raymond Milési. Alors que la moindre plaquette de poésie subventionnée par la Culture, souvent à tirage infinitésimal, se trouve sans problème des années plus tard dans les bonnes librairies, ce produit, distribué à vingt mille exemplaires dans les supermarchés, aura disparu en quelques semaines. Aucun écrivain de Science-Fiction n'avait prévu cette dérive éditoriale.

Mais parlons plutôt du texte, traité à la manière d'une compression de César, où les références culturelles et les innovations de l'auteur sont inextricablement broyées dans un même volume. Cela donne une littérature qui vaut mieux par la forme que par le fond. Car Milési, excellent nouvelliste, fondateur de Mouvance, est un enragé du style. Dans ce roman crypté, bourré de citations truquées, de fragments de films, il utilise à dessein les dialogues, les tics d'expression, les inventions verbales du roman populaire, de Léo Malet à San Antonio, tel un Nougaro jouant des allitérations pour créer un phrasé syncopé où le sens des mots diverge. De ce rythme cadencé naît un langage fin de siècle, destiné à suggérer le futur, indescriptible dans son essence.

De ce point de vue, l'exercice de style est rondement mené, bien travaillé ; l'humour maîtrisé de la langue procure de la jouissance. Il introduit néanmoins une forte distanciation qui pénalise la structure narrative. Car au lieu d'opter pour une création personnelle, Milési utilise un processus d'accumulation identique pour bâtir sa fiction. Puisant aux ressources du space opera, du voyage temporel, du roman policier de sa bibliothèque, il en compresse des fragments sans réussir à égaler sa performance stylistique.

Pourquoi Delcano, humain des années 1996, va-t-il enquêter trois mille ans plus tard sur les agissements d'un extraterrestre impérialiste ? Vous n'en découvrirez la surprise qu'aux toutes dernières pages. Si vous parvenez à dénicher ce petit roman, pourquoi ne pas vous abandonner au charme inédit de la SF de supermarché ? La recette n'est pas encore parfaitement au point, mais elle est aussi difficile à maîtriser que la cuisine aux micro-ondes.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 351, février 1997