Chroniques de Philippe Curval

Vernor Vinge : la Captive du temps perdu

(Marooned in realtime, 1986)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :
Trois styles d'opéras

Je classerais la Captive du temps perdu de Vernor Vinge en Science-Fiction de force 7, réservée à des lecteurs sérieusement avertis. Un Feu sur l'abîme nous avait déjà éclairés sur les capacités de l'auteur à entremêler des intrigues stupéfiantes, à suggérer l'existence d'extraterrestres radicalement étrangers à nos mentalités, à brasser le continuum avec vigueur. Dans ce livre, il s'attaque à un genre fort peu traité en SF, l'opéra du temps.

Entre le xxie et le xxiie siècle, l'invention des bulles de stase temporelle a incité quelques audacieux voyageurs à se propulser vers l'avenir. D'autres ont été expédiés dans le futur par ruse. Sans possibilité de retour. Mais voilà qu'après 2295, toute trace d'Humains s'est évanouie. Razziés par des envahisseurs ? Encoconnés dans un univers virtuel ? Difficile d'en résoudre l'énigme.

Les trois cents exilés se réfugient, cinquante millions d'années après le cataclysme, sur leur planète déserte et luxuriante. Deux projets opposent les survivants : pour les uns, la solution consiste à s'ancrer dans le présent afin de reconstituer la civilisation humaine ; pour les autres, seule la dérive par sauts dans l'avenir jusqu'à la fin des temps amènera l'Homme à comprendre le sujet de sa présence au monde. Éternel recommencement de l'Histoire, Marta Korolev, doctrinaire inspirée de la première tendance, se fait piéger et meurt après quarante ans d'existence en solitaire, entre deux migrations des bulles temporelles. Wil Brierson, détective archaïque, est chargé de l'enquête. Le journal de bord de Marta lui servira de fil d'Ariane.

La complexité des problèmes suggérés et des questions posées paraît si vaste que l'auteur ne saurait y répondre en 350 pages. Aussi sacrifie-t-il à des impasses qui laissent sur sa faim. Sa fertilité imaginative l'entraîne par ailleurs à accumuler des digressions pleines de relief qui brouillent encore le canevas, saturent de vapeur spéculative à haute pression le cerveau du lecteur transformé en cocotte-minute. Pour les jongleurs d'idées, c'est néanmoins un plaisir de feuilleter cet avatar du "Rayon fantastique" de la grande époque, modernité en plus. Car, s'il applique les méthodes de la SF classique à la lettre, sans théoriser, au profit d'un suspense bien mené, Vinge n'hésite pas à traiter intelligemment de la supratechnologie de nos descendants directs, à mouiller sa chemise en cultivant la métaphysique prospective.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 349, décembre 1996

Mike Resnick : Projet miracle

(a Miracle of rare design, 1994)

roman de Science-Fiction par nouvelles

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :

Avec Projet miracle, Mike Resnick œuvre dans l'opéra ethnologique, sous-genre secret de la SF dont je suis le plus fervent adepte. Créer des êtres originaux, des cultures différentes, les impliquer dans un récit où la logique côtoie l'absurde, l'humour la mélancolie, et le dénouement intéresse la philosophie, me semble une ambition salutaire pour tout écrivain. Une finalité pour un écrivain de Science-Fiction. Car c'est probablement dans ce travail génétique sur la chaîne de l'ADN spéculatif que s'exprime dans son extrême pureté la capacité d'un auteur à sublimer son génie créatif.

Certes, Resnick ne possède ni l'audace conceptuelle d'un Sheckley [ 1 ] [ 2 ] ni l'humanisme onirique d'un Gene Wolfe : sa légèreté l'éloigne même de Jack Vance, dont il serait l'élève plutôt que le disciple. Pourtant, Projet miracle recèle des beautés cachées. Suite de nouvelles articulées autour d'un même sujet plutôt que roman, il raconte la difficile épreuve que s'inflige un auteur de best-sellers pour mieux s'imprégner de son sujet. En l'occurrence, les sociétés extraterrestres. Des greffes chirurgicales sophistiquées lui permettent de se transformer en agent double au service des Terriens. Luciole, puis Licorne, Globule et Caruso, son parcours produira en lui des effets pervers. À l'aune de ses métamorphoses successives, Lennox pourra mesurer, au cours de cet étrange voyage au cœur de l'altérité, la distance qu'il a prise à l'égard de son état d'Homme.

Négligent, accrocheur, Mike Resnick ne se prive pas de nous faire rêver grandeur nature à des créatures impensables dans ces croquis de voyage fortement imagés.

« Je pense, donc je suis un autre » finira par formuler (Lennox ?) au terme de son parcours paranoïaque-critique.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 349, décembre 1996

Théo Varlet : l'Épopée martienne & la Belle Valence

œuvres romanesques de Science-Fiction, tome I, 1996, avec Octave Joncquel & André Blandin

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :

Ce n'est pas parce que la SF française s'élance sur la vague du renouveau, comme je l'évoquais dans ma dernière chronique, qu'il faut rejeter les grands anciens. Théo Varlet appartient à cette Olympe. Grand traducteur de Stevenson, il fut aussi l'un des pionniers de l'opéra spatial. Ses Titans du ciel firent les beaux jours des amateurs en 1921. Saluons-en la réédition.