Chroniques de Philippe Curval

Norman Spinrad : En direct

(Pictures at eleven, 1994)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :
Terrorisme médiatique

"Présences", la collection qui s'affiche en bleu, poursuit sa ligne éditoriale avec une rigueur éclectique. Adjectif qui adhère mal au substantif qu'il accompagne. Sauf si l'on admet que la rigueur puisse s'appliquer à la diversité du choix, au mélange des genres. Ici, pas de différence entre Fantastique et Science-Fiction puisqu'un seul critère est admis, la qualité littéraire. Plus hardi, bien des romans d'auteurs de SF qui y sont publiés n'en sont pas. À quand la réciproque ? Pas d'interdit non plus, les frontières sont oubliées et la littérature générale peut y prendre des allures de fiction spéculative.

Ainsi le dernier Norman Spinrad, En direct, se verrait publié sans problème dans n'importe quelle collection de romans. C'est un livre de professionnel, passionnant, documenté, bien construit, correctement écrit. Édité dans "Présences", il oblige à s'interroger sur son contenu.

Tout pourrait être vrai dans cette histoire : des Brigades vertes s'emparent d'une petite station de télévision de la côte ouest, Klax ; par le biais de StarNet, un système d'exploitation national des événements locaux, ils vont opérer un chantage autour du kidnapping des présentateurs. Si l'État fédéral ne cède pas à leurs conditions inacceptables, ils menacent de se faire sauter à la bombe. À ceci prêt que l'affaire ne s'est pas produite, que le ton réaliste utilisé pour la décrire recouvre une fiction. Fiction qui se veut miroir réfléchissant de notre époque. Thèmes dominants, le terrorisme, l'écologie, les médias, le pouvoir des réseaux naissants. De ce brassage signifiant naît un fait conjectural, qui s'évalue en terme de Science-Fiction.

Chacun des personnages, par exemple, symbolise une idée, ce qui est la loi du genre. Toby Inman, une sorte de PPDA au petit pied, est chargé de mettre en évidence la fadeur du concept “présentateur vedette” des informations. Horst Klingerman, qui dirige les Brigades vertes, et sa comparse Kelly Jordan, démontrent les limites du terrorisme pur et dur style Bande à Baader, manipulé par les grandes puissances politiques du Tiers-Monde. Et chacun des membres du commando, décrit en direct par un subtil artifice, s'affiche en allégorie vivante de minorités opprimées. Il en est de même pour le représentant de la CIA, du réseau StarNet, du puissant avocat d'affaires internationales Leonard Isaacs. Toutes ces figures bien dessinées mais légèrement superficielles s'agitent en milieu fermé pour servir les intentions spéculatives de l'auteur.

Quant aux revendications écologiques de notre commando, elles n'ont rien d'innocent. D'abord supprimer le projet d'usines de dessalement de l'eau de mer à proximité des côtes californiennes proposées par des politiciens corrompus. Rejet de l'énergie nucléaire diabolisée. Boycott du café brésilien pour sauver la forêt amazonienne de la dévastation. Ce qui soulève le problème de l'intervention des forces américaines dans les affaires de pays souverains. Jusqu'au gag final, la cessation de l'élevage des pommes pour épargner les forêts de l'Oregon. En les hiérarchisant, Spinrad s'interroge sur les limites du slogan « Sauver la Terre ». À quelles conditions et à quel prix ? Car toute modification des systèmes d'exploitation de notre patrimoine planétaire entraîne des répercussions qui ne sont pas nécessairement favorables à l'équilibre fragile de nos sociétés interconnectées.

Mais le meilleur d'En direct, c'est l'analyse de l'OPA que l'audiovisuel a opérée sur la conscience américaine et (donc ?) universelle. Images, sondages, couple magique à partir duquel il est aisé de manipuler l'opinion sous l'alibi du pouvoir démocratique. En jouant de toutes ses ressources, en le déclinant sous tous les modes, Spinrad nous fait assister au spectacle hilarant du grand cirque médiatique. La route de l'excès mène au palais de la déconfiture généralisée.

Reste que tous les thèmes de ce roman « haletant » — comme dit le prière d'insérer —, s'ils s'entrecroisent, ne se potentialisent pas pour créer l'effet SF si recherché dans ces colonnes. Tous les rouages sont en place et fonctionnent. Mais il manque à cette folie merveilleusement organisée un zeste de déraison qui fait craquer les coutures des apparences et transmue une série d'hypothèses en une nouvelle réalité.

Science-friction, comme disait Marcel Bisiaux.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 346, septembre 1996

Greg Egan : Notre-Dame de Tchernobyl

(Our Lady of Chernobyl, 1995)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :

Pour ceux qui ont aimé la Cité des permutants, que j'ai vanté dans ma dernière chronique, la collection de la revue Cyberdreams (dont le nº 07 vient de paraître) publie Notre-Dame de Tchernobyl de Greg Egan. Ce recueil de quatre nouvelles étonnantes devrait encore élargir le champ de ses lecteurs.