Chroniques de Philippe Curval

Greg Egan : la Cité des permutants

(Permutation city, 1994)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :
l'Homme numérisé

Dans l'histoire de la Science-Fiction, quelques œuvres font date pour leurs exceptionnelles qualités d'innovation spéculative. La Cité des permutants en fait partie. Greg Egan, écrivain australien, connu en France pour quelques textes spectaculaires, y renouvelle entièrement la dialectique du virtuel. Abondamment traité ces derniers mois en tant que phénomène de société, ce thème fort à la mode méritait d'autres développements plus vastes et plus subtils. Car il touche à l'essence de notre avenir, met en cause nos rapports avec la réalité, crée l'hypothèse que nous pourrions devenir nos propres dieux, établit le principe de notre immortalité.

Dans les années 1940, Adolfo Bioy Casares avait superbement anticipé sur le sujet avec l'Invention de Morel. Des moyens technologiques nouveaux à l'aube du xxie siècle permettent à Egan de donner un sens cosmique à la création artificielle d'un univers anthropocentrique.

Quelques centaines de milliers de pixels suffisent à nous procurer la sensation du relief et de la couleur sur un écran. Pourquoi quelques millions de gigaoctets ne suffiraient-ils pas à créer l'illusion d'une pensée individuelle, transcrite en équations neuronales sur ordinateurs ? Sur ce point de départ fort simple, Egan a construit une cathédrale de la complexité virtuelle.

En 2045, les riches défunts se font numériser après leur mort et continuent à vivre sous forme de logiciels, dans un monde informatique ralenti. Car les programmes exigeraient des puissances trop énormes pour recréer leur existence en temps réel.

Ce tracas n'est pas excessif. Pour un Homme mort, quel bonheur de se survivre en duplicata dans un univers suggéré ! Mais pour un vivant, prématurément mis en bière informatique, n'est-ce pas la géhenne ? Le manque de réalité ne fait-il pas le même effet qu'un membre en moins à un amputé ? Sur ces points de vue fondamentalement divergents s'affronteront deux êtres qui vont collaborer à la création d'un cosmos privé en expansion infinie, Maria Deluca et Paul Durham.

Ce dernier s'affiche partisan de l'Homme tout numérisé. Après des années d'efforts, ce suicidaire en sursis est parvenu à créer une Copie de lui-même qui n'attente pas à sa vie. La première qui ressente l'impression d'exister sans se poser le problème de l'identité, sachant qu'elle est le produit de données ambiguës lancées dans un ordinateur. Une manière de refonder les certitudes existentielles de l'athéisme sans recourir à la nécessité de Dieu. Mieux, d'après les travaux de Turing, von Neumann et Chiang, Durham imagine qu'en lançant cette copie dans un automate cellulaire, il créera un germe dans un océan de bruit aléatoire, qui s'étendra par la seule force de sa logique interne. Accumulant les éléments constitutifs nécessaires pour définir l'espace et le temps, ce clone informatique constituera son propre univers, en disposant d'une puissance de calcul inépuisable à partir de la poussière du néant.

Maria est une “accro” des trente-deux atomes d'un outil de recherche sophistiqué, le Cosmoplexe. Cette fanatique de la vie artificielle cherche à faire évoluer en circuit fermé une bactérie imaginaire, Cosmobacterium lamberti, jusqu'à ce que celle-ci fasse preuve d'une évolution naturelle.

Le jour où elle y parvient, Durham lui propose de coupler une version élaborée du Cosmoplexe avec son automate TVC pour créer un nouveau jardin d'Éden. L'Homme informatisé y sera éternel et protégé. Malcom Carter, architecte célèbre, doit dessiner Permutation City, sa capitale. Maria sera largement rémunérée pour son travail, car les recherches de Paul sont subventionnées par les dix-sept morts les plus riches du monde. Des Copies qui souhaitent se protéger des soubresauts économiques et politiques du monde réel.

Un jour peut-être, ces immortels d'un type nouveau rencontreront les habitants du Cosmoplexe qui n'ont cessé d'évoluer à partir de la bactérie originelle. Qu'auront à se dire à propos de la vie et de la mort, de l'illusion et de la réalité, les créateurs d'un univers et leurs créatures lorsqu'ils se rencontreront ?

« L'approche de cette ambitieuse construction de l'esprit n'est-elle pas trop ardue ? » demanderez-vous.

Certes, la Cité des permutants exige de son lecteur une attention soutenue pour engranger les informations et suivre la démonstration dialectique de son auteur. Greg Egan n'est pas un écrivain élégant. Mais son dynamisme, son invention, la nouveauté de son propos sont d'une telle richesse, sa réflexion d'une telle envergure qu'il serait dommage de négliger l'œuvre la plus singulière de la décennie.

« Pas moins d'une idée par page. » proclamait van Vogt en écrivant le Monde des Ā, dont l'écriture et les thèmes subversifs inquiétèrent les partisans de la littérature molle. En reprenant à son compte ce slogan, Greg Egan nous emporte dans un vertige métaphysique encore plus insidieux.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 345, juillet-août 1996