Chroniques de Philippe Curval

Isaac Asimov : Moi, Asimov

(I. Asimov: a memoir, 1994)

essai autobiographique et philosophique

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :
Asimov et moi

Prenez un lecteur français de modèle courant. Faites-le mariner quelques instants. Puis roulez-le dans la farine en lui demandant quel est le plus célèbre auteur de Science-Fiction. Même s'il n'a jamais abordé le genre, dans soixante-dix pour cent des cas, il vous répondra Isaac Asimov, s'il n'évoque pas Ray Bradbury [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ], Arthur C. Clarke à la rigueur. Ce spécimen est à point pour lire Moi, Asimov, bilan du maître sur lui-même.

Que reste-t-il du brillant auteur de la Fin de l'éternité, de l'inventeur fécond du Cycle de Fondation, dans ce panégyrique anthume ? Les confidences nonchalantes d'un forcené de l'écriture ; soit 600 pages au fil de la plume, dotées de quelques affectueux portraits de ses confrères célèbres, souvent truffés d'une capsule de poison à effet retard. Conclusion : on a toujours tort d'écrire son autobiographie à la fin de sa vie. Il vaudrait mieux commencer le plus tôt possible par cet exercice, à l'instant où les neurones ne flottent pas dans le gras, afin de définir son style, d'exposer la manière dont on envisage sa propre fiction. Surtout pour un auteur de SF qui s'interroge sur l'avenir de la société.

Certes, le personnage d'Asimov est sympathique. Ses idées sont plus audacieuses que celle d'un yankee libéral humaniste ordinaire. Sa lucidité intérieure vis-à-vis de sa condition de juif athée, d'écrivain marginal et célébré, son regard sur l'Humanité, ses rapports avec la science, avec Dieu, son regard sur la mort et les paradis de confection que les différentes religions nous proposent en échange sont dignes d'éloge. Et si son humour n'atteint pas à la qualité qu'il lui prête, si sa pensée est parfois trop “politiquement correcte”, on peut découvrir dans cet ouvrage un commentaire enjoué du “struggle for life” d'un écrivain de Science-Fiction américain depuis la fin des années 1930 jusqu'à nos jours.

Par contre, si vous pensez apprendre quelque chose à propos de la SF, comprendre pourquoi Asimov a publié près de 500 volumes, parmi lesquels livres d'Histoire, polars, essais, vulgarisations scientifiques, la déception vous attend. Quelles ambitions intellectuelles l'animaient, lui et ceux qui recréèrent le genre dans sa conception moderne ? Les réponses sont chichement comptées. L'âge d'or de la Science-Fiction selon Asimov ressemble à un paquet cadeau pour fans peu exigeants.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 343, mai 1996

Isaac Asimov : Mais le docteur est d'or

(Gold, 1995)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :

Pour en savoir plus sur la pensée du maître en matière de Science-Fiction, il faudra vous rabattre sur Mais le docteur est d'or, du même auteur.

Ce recueil de textes, dans une collection qui n'offre guère de débouchés à la SF, constitue en soi un événement. À condition de négliger le paternalisme bedonnant qui caractérise la prose d'Asimov après cinquante ans, vous pourrez découvrir des aperçus intéressants sur l'influence de la SF, SF et religion, voyages dans le temps, l'invention d'un univers, le nœud de l'histoire, les histoires de robots, etc. Sans compter quelques tuyaux crevés sur l'art de pratiquer la métaphore, bâtir une intrigue, des feuilletons, du suspense, des best-sellers, des avis personnels sur la critique littéraire et les soucoupes volantes.

Que reste-t-il donc de l'enfant surdoué au QI de 160, qui révolutionna la Science-Fiction entre 1940 et 1950 ? 100 % d'autosatisfaction.

L'important tient peut-être dans ce rêve qu'il fit avant sa mort et que rapporte sa femme. Isaac se réveille tout à fait paniqué, balbutiant : « Il faut… Il faut… Il faut… — Quoi donc, mon chéri ? — Il me faut Isaac Asimov ! — Mais c'est toi. — Isaac Asimov, c'est Moi ! ». Il se rendort, rêveusement étonné et triomphant.

Peu de gens se seront autant aimés que lui.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 343, mai 1996

Serge Lehman : la Sidération

nouvelles de Science-Fiction, 1996

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :

Cette forme supérieure du complexe d'infériorité paraît seoir au genre. Lisez, par exemple la quatrième de couverture de la Sidération, recueil de nouvelles de Serge Lehman : « Des textes démesurés que le Grand Prix de l'Imaginaire 95 et le prix Rosny aîné 95 sont venus récompenser. ». Donc mesurables à l'aune de ces prix. Ce laïus est donc excessivement surfait, à l'inverse de l'œuvre.

Les nouvelles qui composent le recueil, parfois écrites à plusieurs années de distance, s'inscrivent dans une Histoire du futur originale que l'auteur a construite avec patience, indépendamment de leur rédaction. D'où ce style, ce ton si particulier qui s'abstrait des critères obligés pour la construction d'un univers de Science-Fiction. Tout l'art de l'auteur consiste à les rendre crédibles. Pour y parvenir, Serge Lehman pratique volontiers un art cultivé, postmoderne, où les emprunts détournés servent à étayer l'imagination.

« L'essence des symboles est d'être symbolique. » disait Arthur Cravan. Ces six space operas miniatures brassent de grands mythes : vieilles civilisations de la Voie lactée, livre mystérieux où s'inscrit le destin du lecteur, extraterrestres aux pouvoirs capricieux, planètes à la configuration extrême, dieux obscurs. Ils sont marqués par l'ambition d'un véritable écrivain.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 343, mai 1996